Tunisie : Sidi Bouzid, cent jours après…

Fiers du nouveau statut de leur ville, les Bouzidiens savourent leur victoire sur la dictature. Mais ils ne relâchent pas leur vigilance et attendent avec impatience les premières mesures destinées à relancer le développement local.

Siège du gouvernorat de la région de Sidi Bouzid. © Nicolas Fauqué/imagesdetunisie.com

Siège du gouvernorat de la région de Sidi Bouzid. © Nicolas Fauqué/imagesdetunisie.com

Publié le 2 mai 2011 Lecture : 7 minutes.

Chef-lieu du gouvernorat du même nom, dans le centre du pays, la ville de Sidi Bouzid, 40 000 âmes, jouit désormais du statut de lieu de naissance de la révolution tunisienne. Ses habitants, descendants des Hilaliens, majoritairement issus de la tribu des Hammama, n’en sont pas peu fiers. Amoureux du verbe et de la métaphore, le grand poète tunisien Sghaïer Ouled Ahmed, un enfant de la ville, décrit à sa façon le sentiment qui habite les gens de Sidi Bouzid : « Quelques jours après la chute de Ben Ali, j’ai eu à me rendre au Liban pour un colloque littéraire. Quand l’avion s’est posé sur le tarmac de l’aéroport de Beyrouth, je me suis senti pour la première fois de ma vie supérieur à Hassan Nasrallah [chef du Hezbollah libanais, NDLR], seul leader arabe ayant défait l’armée israélienne. Lui continue de résister, moi j’ai vaincu. » Hasard de la géographie, pour rallier Sidi Bouzid depuis Tunis et Kairouan, la dernière ville que l’on traverse se nomme justement Nasrallah.

Les Bouzidiens sont-ils devenus des révolutionnaires permanents ? Car si les Tunisiens ont « congédié » coup sur coup deux gouvernements transitoires, Sidi Bouzid, lui, a chassé trois gouverneurs depuis la chute du régime de Ben Ali. « La réaction de la population est compréhensible, explique Chiheb, 27 ans, animateur au sein de la société civile locale. Aucun d’entre eux n’est venu avec un budget adéquat pour financer de nouveaux projets ou débloquer ceux qui sont à l’arrêt. Les gouverneurs nommés se sont transformés en clercs enregistrant les doléances. Nous avons besoin de responsables ayant la capacité de trancher et disposant des moyens de leur politique. »

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La question de la terre

Membre du conseil de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, Sghaïer Ouled Ahmed renchérit : « Nous n’avons pas encore fait le deuil de nos morts, car de nombreux responsables de l’ancien régime sont encore en liberté, voire aux affaires, et l’euphorie révolutionnaire s’est très vite estompée sous l’effet de l’incertitude quant à l’avenir. » Objet d’une fatwa lancée par l’ouléma égyptien Youssef al-Qaradhaoui, Sghaïer Ouled Ahmed a toutes les raisons de redouter une victoire des fondamentalistes lors des prochaines élections. « Sidi Bouzid a accueilli en héros ses détenus islamistes après leur élargissement, s’inquiète Mongi, 53 ans, professeur de mathématiques. La misère est un terreau fertile pour Ennahdha. Quant aux salafistes, ils ont déjà pris le contrôle d’une mosquée, et le parti El-Tahrir [interdit, NDLR] dispose d’une section locale. » Islamistes, les Bouzidiens ?

« Les origines arabo-bédouines de la population et leur vocation essentiellement agricole expliquent un certain conservatisme, analyse Lamine Bouazizi, 40 ans, historien. Sidi Bouzid a toujours été le théâtre de frondes contre l’autorité centrale : en 1864, lors du règne des beys ; en 1906, pendant le protectorat français ; en 1980, sous Bourguiba ; et depuis 2005, contre le régime de Ben Ali. La révolution a certes été déclenchée par le sacrifice de Mohamed Bouazizi, qui s’est immolé le 17 décembre 2010, mais le feu couvait [al-nar chaala, en version originale, NDLR] depuis plus d’un an. » Au cœur de la contestation, le statut de la terre. Plus de 80 % de la surface de Sidi Bouzid est propriété de l’État. Les paysans qui travaillent la terre depuis des générations n’en ont pas l’usufruit. Et les terres agricoles exploitées ne peuvent pas servir de garanties auprès des banques pour obtenir crédits et financements. Pis, elles peuvent être retirées à l’exploitant sur simple décision de l’administration. « C’est un problème vieux de plus d’un siècle, explique un membre du gouvernement de transition de Béji Caïd Essebsi. Notre vocation est de gérer l’urgence et de préparer les échéances électorales. Quant à la situation foncière, elle fera certainement partie des priorités du prochain gouvernement. »

Dignité retrouvée

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La région de Sidi Bouzid est l’une des plus pauvres du pays. Avec près de 35 % d’analphabètes, la ville détient paradoxalement le record national du nombre de diplômés-chômeurs rapporté à la population : 8 000, loin devant Kasserine (6 000), Jendouba (5 500), Mednine (5 000) et Siliana (4 000), selon un classement établi par l’Union des diplômés-chômeurs (UDC). Mais si les Bouzidiens ont contraint trois gouverneurs à quitter leurs fonctions, les familles des martyrs de la révolution ont accepté des pouvoirs publics, pour chaque décès, un chèque de 20 000 dinars (10 000 euros). Sauf à Regueb, commune distante d’une vingtaine de kilomètres, autre pôle de la révolution tunisienne, qui pleure encore ses neuf morts, dont trois diplômés au chômage. « Nous estimons que ce gouvernement est un enfant naturel de l’ancien régime, affirme Moncef, et la charité du bourreau de nos enfants est malvenue. »

Îlot urbain en plein milieu d’un océan d’oliveraies et d’amandiers, Sidi Bouzid porte encore les stigmates de la révolution. Pas le moindre policier dans les rues, deux camions et un blindé léger marquent la présence de l’armée devant le gouvernorat. Dazibaos et banderoles habillent la place centrale, rebaptisée au nom de Mohamed Bouazizi. Le siège de la section locale de l’ancien parti au pouvoir, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), a été récupéré par des associations de la société civile. L’une d’elles, El-Karama (« la dignité », terme choisi par les jeunes de Sidi Bouzid pour qualifier leur révolution), a créé un cercle de réflexion associant toutes les catégories socioprofessionnelles toutes générations confondues pour débattre quotidiennement de la stratégie de développement de la cité. Chiheb en est l’animateur. En venant à notre rencontre, il détourne ostensiblement la tête d’une tente dressée depuis plus de huit jours à proximité du gouvernorat par une vingtaine de diplômés-chômeurs en grève de la faim. « Ils se sont battus pour avoir la liberté de mener leur combat, mais je ne suis pas un adepte du “tout et maintenant”. Je suis sorti du slogan “Dégage !” pour adopter celui de “bledi triguel” [“que mon bled se règle”, autrement dit “se stabilise”, NDLR]. Par bled, j’entends ma ville, ma région et mon pays. »

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Conscience citoyenne

Membre de la section locale de l’UDC, Adib Aïssaoui, 29 ans, diplômé de lettres arabes depuis 2009 qui vit d’expédients et de boulots précaires (centres d’appels, cours de soutien scolaire…), désapprouve l’action des grévistes de la faim : « Je ne condamne pas le recours à l’ittisam [le fait de se distinguer, NDLR], mais la dynamique révolutionnaire ne peut s’embarrasser de revendications individuelles. » Pour Chiheb, il y a tant à faire que les énergies ne doivent pas se disperser : « Nous nous battons autant pour obtenir une révision du statut de la terre que pour la réhabilitation de la zone industrielle de la ville transformée par l’incompétence de nos dirigeants en simples dépôts et hangars pour entreposer des marchandises d’origine douteuse. » L’aménagement de la ville est également une priorité pour les jeunes révolutionnaires. « Sidi Bouzid compte vingt-deux décharges sauvages de déchets urbains et pas le moindre centre d’enfouissement. À moins de 200 m à vol d’oiseau du gouvernorat se trouve la seule unité industrielle de Sidi Bouzid. Il s’agit d’une usine d’aliments pour bétail dont les rejets polluants menacent la quasi-totalité de la population. »

Marches et sit-in, grèves et manifestations ralentissent l’activité économique de la région. Mourad est entrepreneur au chômage technique. « J’exploite plusieurs carrières d’agrégats, mais l’instabilité politique qui règne m’a contraint à suspendre mes activités. J’ai peur pour mes ouvriers et pour mes équipements. Résultat : une centaine d’employés au chômage et un avenir incertain pour l’entreprise. » Mais si l’économie tourne au ralenti, la vie politique est trépidante. Au café ou au lycée, dans l’unique bar ou à la mosquée, dans le bidonville de Hay el-Khadra ou au Mountazeh (parc de loisirs réduit à un immense espace vert mal entretenu), Sidi Bouzid ne parle que des prolongements de sa révolution. Conséquences nationales ou lointaines (Égypte, Libye ou Syrie), les Bouzidiens fêtent comme il se doit le recouvrement de leur liberté d’expression. Ils n’arrêtent pas de débattre du choix du mode de scrutin pour l’élection de l’Assemblée constituante (prévue le 24 juillet), de l’identité du prochain gouverneur, du projet de société pour la Tunisie de demain, ou encore du passé de la ville, avec son lot de jacqueries successives. « Nous avons contribué à faire sauter, à 3 000 km de distance, un dictateur en place depuis trente ans, affirme Lamine, en référence à Hosni Moubarak, emporté par un mouvement populaire inspiré par Sidi Bouzid. Mais nous sommes incapables d’obtenir la tête d’un haut fonctionnaire de l’administration locale ! »

Reflux d’émigrés

Les débatteurs dévorent la presse, boivent café sur café, grillent cigarette sur cigarette. Les échanges sont aigres-doux. Les rares militants de partis politiques tentent de convaincre lors de meetings improvisés sur la place centrale. L’assistance les écoute sans trop y croire. Le Comité de défense de la révolution, qui regroupe partis et associations de la société civile, se réunit quotidiennement et concentre les divergences d’opinions et d’intérêts. Quand ces derniers se sont exacerbés, un comité parallèle a vu le jour… Et vogue la révolution. Avec ou sans gouverneur, l’administration, elle, s’efforce de demeurer fonctionnelle dans un climat de contestation permanente.

Autre particularité de Sidi Bouzid : c’est la principale région pourvoyeuse de main-d’œuvre tunisienne en Libye. Les événements meurtriers qui secouent la Jamahiriya ont provoqué le retour massif de ces émigrés. « Sur les 35 000 Tunisiens résidant en Libye, 7 000 sont de Sidi Bouzid, nous indique un employé du gouvernorat, soit 1 sur 5. Aujourd’hui, [le 6 avril, NDLR], nous avons enregistré le 2 800e réfugié de Libye. Tous ceux qui sont en mesure de prouver qu’ils ont résidé dans ce pays depuis plus de six mois ont droit à une aide de l’État de l’ordre de 600 dinars. C’est bien sûr insuffisant, mais les pouvoirs publics n’ont pas les moyens de faire plus. » Un reflux qui devrait, hélas, consolider l’autre statut, moins enviable, de Sidi Bouzid : celui de place forte du chômage.

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