Armée burkinabè : les raisons de la colère
C’est un banal fait divers qui a mis le feu aux poudres, fin mars. Pour la première fois, des mutins s’en sont pris à des symboles de l’État burkinabè, preuve que le malaise est profond dans cette armée où l’on a recruté à tour de bras ces dernières années. Enquête.
Une quinzaine de stations-service entièrement ravagées ; des commerces pillés ; la demeure du chef d’état-major, Dominique Djindjéré, vidée de tous ses biens, comme celle du ministre de la Défense, Yéro Boly ; le maire de la capitale, Simon Compaoré, et sa femme menacés et molestés… Les mutins de l’armée burkinabè n’ont pas fait dans la demi-mesure dans la nuit du 22 au 23 mars. Quelques heures durant, Ouagadougou a vécu à l’heure ivoirienne. « Ça tirait dans tous les sens. C’était très tendu. On ne savait pas quoi faire », témoigne un ressortissant français. Une adolescente de 15 ans, touchée à la tête par une balle perdue, est décédée quelques jours plus tard. D’autres villes – Gaoua, Banfora, Tenkodogo – ont subi les foudres des soldats en colère, mais c’est Fada N’Gourma, dans l’Est, qui en garde la trace la plus visible : son palais de justice a été éventré par un tir d’obus.
Lance-roquettes
Des soldats équipés comme s’ils partaient à la guerre (kalachnikovs, lance-roquettes) s’en prenant aux plus hauts dirigeants de l’État ? « Ce n’est plus l’armée, c’est un vrai foutoir », titrait le quotidien L’Observateur Paalga. Un colonel le reconnaît : « Les hommes étaient incontrôlables. Aucun gradé ne pouvait leur faire entendre raison. » Selon un proche conseiller du chef de l’État, Blaise Compaoré, la hiérarchie militaire a même pensé envoyer les unités d’élite pour les maîtriser. « En cinq minutes, l’affaire aurait été réglée, indique notre source. Mais le président a dit non. Il ne voulait pas de morts. » Mais le traumatisme est important – tant au sein de l’armée, où l’on ne cache pas avoir été ébranlé par cette révolte, que parmi la population.
Certes, ce n’est pas la première fois que les troupes sortent de leurs casernes. Les précédents ne manquent pas : en 1999, en 2006, en 2007… Mais cette fois, les mutins ont franchi un cap en prenant pour cibles les symboles de l’État. « Vous imaginez la situation ? Comment le ministre de la Défense et le chef d’état-major pourront-ils passer leurs troupes en revue après ce qui s’est passé ? » s’inquiète Ablassé Ouédraogo, ancien ministre des Affaires étrangères de Compaoré.
« Si on est allé chez eux, c’était pour manifester contre la hiérarchie. C’était réfléchi », assure Philippe. Ce soldat de 1re classe a fait partie des mutins. Dans l’armée depuis bientôt dix ans, il n’a pas voulu révéler son identité – d’où ce prénom d’emprunt. S’il regrette les pillages et jure que la plupart ont été perpétrés par des bandits qui ont profité de la situation, il assume le reste. « Cette histoire, ça a été la goutte d’eau. Il y a un vrai malaise aujourd’hui dans l’armée », explique-t-il.
Pour comprendre la furie des soldats, il faut aller au-delà du simple fait divers qui les a mis en rage. À l’origine : une banale affaire de mœurs. L’histoire d’un homme venu faire des travaux dans la maison d’un soldat, qui aurait fait des avances à sa femme et qui a fini nu sur sa mobylette dans les rues de Ouaga, après avoir été molesté par le militaire en question et quatre de ses frères d’armes. Sur la route, un gendarme l’arrête. L’homme porte plainte. La justice civile s’empare de l’affaire. Premier courroux des militaires : « Pourquoi la justice civile, alors que nous avons une justice militaire ? » s’indigne Philippe. Deuxième courroux : le 22 février, le procureur requiert six mois de prison avec sursis contre les militaires, mais, le 22 mars, le juge rend un verdict plus sévère. Il leur inflige douze à quinze mois de prison ferme – ce qui signifie, pour ces hommes, la radiation des rangs de l’armée. Chez les troufions, on ne saisit pas les arcanes de la justice : on pensait que le réquisitoire du procureur avait valeur de jugement. « Pourquoi un deuxième jugement ? » demande naïvement Philippe.
Pas très regardants
Immédiatement, les condamnés sont incarcérés à la prison militaire, au camp Sangoulé-Lamizana, à l’est de la capitale. Tous sont issus de récentes promotions (2008 et 2009). Ceux qui ont fait leurs classes avec eux n’acceptent pas le verdict. Avec d’autres, ils décident d’aller les libérer, puis de descendre dans la rue. Dans les régions, ce sont aussi des jeunes recrues qui font le coup de feu – à Fada N’Gourma, ils en profitent pour libérer un des leurs, condamné et incarcéré pour viol. Pour les armes, ce n’est pas un problème. « Depuis quelques jours, à cause de l’agitation sociale qui régnait, nous avions été appelés en renfort. Les armes étaient donc en circulation, alors que d’habitude elles sont bloquées dans les magasins », explique le colonel Amadou Thera, chargé des relations publiques des armées.
Les mutins sont nombreux et sont, pour la plupart, des soldats de 2e classe inexpérimentés. Irresponsables ? Depuis trois ans, l’armée burkinabè, forte d’environ 12 000 hommes, a multiplié les recrutements – environ 1 000 par an en 2008, 2009 et 2010 – afin de suppléer les soldats partis au Darfour dans le cadre de la mission de l’ONU et les nombreux départs à la retraite. Mais, selon un expert militaire que l’on ne peut nommer car soumis au devoir de réserve, ces recrutements laissent à désirer. « On était dans la logique du chiffre. On a été peu regardant sur la qualité des hommes. » Un colonel reconnaît que, à la suite de cette mutinerie, les méthodes de recrutement vont changer. « Jusqu’à présent, il n’y avait pas de test psychologique et on prenait n’importe qui. Il faut qu’on réfléchisse à recruter des hommes qui ont au moins le brevet. »
Ces jeunes n’ont en outre peut-être pas reçu la formation adéquate, avance l’expert. « L’encadrement est léger. Il manque des cadres. Toutes les armées qui envoient des soldats dans des missions de l’ONU connaissent ce problème. » Selon lui, ces recrues sont d’autant plus difficiles à gérer que la plupart d’entre elles sont des « diaspos » : des Burkinabè qui ont grandi en Côte d’Ivoire. « Leurs codes sont différents, dit-il. Ils ont une autre discipline. » Leur rôle dans la mutinerie permet à certains cadres du régime d’avancer la thèse de « la main ivoirienne » dans les tensions actuelles. Sans preuve pour l’instant.
Des Burkinabè comme les autres
La furie du 22 mars s’explique aussi par le fossé qui sépare les gradés et les soldats de rang. Pendant que les officiers s’embourgeoisent, la rumeur leur prêtant un sens des affaires aiguisé, les troufions galèrent au quotidien. Ils ne sont pas à plaindre : un soldat de 1re classe touche 80 000 F CFA (122 euros) par mois, un bon salaire ici. Mais ils ont des revendications salariales. « Nos chefs en avaient connaissance depuis longtemps, le ministre aussi, mais ils n’ont rien fait », regrette Philippe.
Tout cela suffit-il à prendre les armes ? Une discussion de quelques minutes avec le mutin permet de comprendre que le malaise est plus profond. Comme les autres séditieux, il ne comprend pas la sanction de la justice, alors que, tous les jours, bruissent des rumeurs d’affaires bien plus graves touchant des dignitaires du régime. « Le Burkina a mal à sa justice, admet Ablassé Ouédraogo. Ce n’est pas un hasard si ce sont des jeunes qui ont fait ça. » Après tout, ils ont le même âge que les étudiants qui ont mis le feu au pays ces dernières semaines, incendiant gouvernorats et commissariats, saccageant les domiciles des ministres de l’Éducation et des Affaires étrangères.
La hiérarchie militaire enchaîne les réunions depuis la mutinerie. Des réformes sont attendues. « L’armée a montré ses défaillances, estime un cadre du Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP, au pouvoir). Comment est-il possible que le chef d’état-major ne soit pas prévenu plus tôt par les services de renseignements, pourtant réputés, qu’une horde d’hommes armés approche de sa maison ? Comment expliquer que des jeunes soldats aient un accès à des armes lourdes ? » Mais beaucoup pensent que le problème est plus global. « Les soldats sont avant tout des Burkinabè comme les autres, rappelle Philippe, telle une évidence. Ils ont les mêmes problèmes. » Les armes en plus.
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