Révolutions arabes : de l’identité à l’égalité
Fethi Benslama est psychanalyste et professeur de psychopathologie, directeur de l’UFR de sciences humaines cliniques à l’université Paris-Diderot.
Un nouveau monde arabe
Si le soulèvement tunisien mérite d’être considéré comme le déclenchement d’un processus révolutionnaire, ce n’est pas parce qu’il a fait chuter une dictature. En soi, un tel événement peut n’aboutir qu’à un changement de personne ou à un toilettage de système. Le mot « révolution » revient dès lors à l’une de ses significations primitives : le retour d’un astre à la même place (re-évolution). Pour que le mot prenne le sens de « ce qui est révolu, sans retour », c’est-à-dire qui marque l’achèvement d’un temps, il faut d’autres conditions qu’un jeu de substitution d’acteurs ou de décor.
Lesquelles ? Si on conserve la métaphore théâtrale, il faut en plus un changement de texte. Si on prend une référence astronomique, il faut que le mouvement cesse d’être centré autour d’un seul point ; c’est ce qu’on appelle une « révolution copernicienne ». Ce qui fait penser au désir d’un mouvement sans retour en Tunisie, c’est le fait que l’exigence de la dignité comme identité a été dépassée par celle de la dignité comme « égaliberté ». La première est celle qui considère que la priorité est d’être « soi-même » ou « nous-mêmes », avec l’impératif d’en retrouver le modèle idéal dans le passé. On peut admettre des changements de moyens, mais la finalité est de « revenir à… ».
La révolution iranienne en est l’exemple historique et avec elle tout le mouvement islamiste. Les Tunisiens ont déjoué l’opposition tranchée entre le croyant et le non-croyant, entre l’Islam et l’Occident, entre la liberté et l’authenticité. Dieu était peut-être dans des fors intérieurs, mais pas sur la place publique. Bref, ils ont montré que la religion extériorisée n’était plus leur préoccupation première. Par contre, ils exigeaient la liberté et l’égalité en même temps, d’une manière indissociable. C’est ce que veut dire cette proposition d’« égaliberté » formulée par le philosophe Étienne Balibar dans ce mot-valise (La Proposition de l’égaliberté, paru en 1989).
Aussi, on peut mieux comprendre que Bouazizi ait pu déclencher le soulèvement et être considéré comme un martyr, alors que du point de vue strictement religieux, son acte suicidaire en fait un mécréant. Ce qui a été pris en compte, c’est son désespoir réel, l’injustice concrète dont il a été victime, et c’est ce que les Tunisiens ne veulent plus voir. Ils veulent un système qui ne produit plus ce qu’on appelle le qahr : être réduit à l’impuissance. Savoir si quelqu’un est un bon et un vrai musulman ou pas n’est plus la question. En ce sens, la révolution tunisienne met un terme au temps de la révolution iranienne.
Jusqu’où le processus révolutionnaire tunisien d’« égaliberté » va-t-il aller ? C’est ce qu’on verra. Point test : la parité entre femmes et hommes dans l’Assemblée constituante.
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