Alger la noire, les yeux dans les yeux

Sa ville, le journaliste et romancier Adlène Meddi l’a dans la peau. Il en a fait un personnage à part entière de son dernier polar, La Prière du Maure, et nous emmène en balade, de la rue Didouche-Mourad à Bab el-Oued.

Adlène Meddi a toujours vécu près de la rue Didouche-Mourad. © Omar Sefouane pour J.A.

Adlène Meddi a toujours vécu près de la rue Didouche-Mourad. © Omar Sefouane pour J.A.

Publié le 24 avril 2011 Lecture : 5 minutes.

Alger dans tous ses états
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Alger dans tous ses états

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Avec les polars d’Adlène Meddi, on est loin d’Alger la Blanche. C’est plutôt le côté sombre, la face cachée, le négatif, appelons ça comme on le veut, que l’auteur décrit. Dans La Prière du Maure, le lecteur est renvoyé au terrorisme et aux années 2000, avec, comme antihéros, un commissaire à la retraite désabusé, entêté et solitaire. Depuis sa sortie en 2008, le livre en est déjà à sa troisième réédition en Algérie (éditions Barzakh) et il a été publié en France en 2010 (éditions Jigal).

« Peu de gens écrivent des romans policiers dans le monde arabe, car ils ont tendance à considérer qu’on a trop de problèmes sérieux pour écrire ce genre de littérature. D’ailleurs, les deux genres les plus pauvres dans la région sont le polar et la philosophie, deux genres qui questionnent la société conservatrice, les tabous islamiques, les régimes politiques… » Le ton est donné : Adlène Meddi, peau mate, regard noir et fines lunettes rondes, est un écrivain sans concession, surtout lorsqu’il s’agit d’évoquer son pays et sa ville, Alger.

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Dans ses fictions comme dans sa vie, l’écrivain est sans concession.
© D.R.

« Alger, c’est un enjeu… Les marches de février et mars contre le gouvernement s’inscrivent dans une histoire : depuis les manifs des pieds-noirs qui ont fait tomber la IVe République en France, jusqu’à celles de 1988, la foule algéroise fait peur. Elle est coléreuse et, durant trois siècles, elle a déposé les deys et pachas ottomans par l’émeute. » D’où, certainement, l’impressionnant déploiement de forces de sécurité dans la capitale en ce début 2011. « L’atmosphère est tendue depuis les émeutes de janvier : des dizaines de camions de “l’antiémeute” sont cantonnés dans plusieurs artères d’une capitale nerveuse, criblée de mille rumeurs… »

Sa ville, Alger, Adlène Meddi en a fait un personnage à part entière de son dernier roman. « Je ne pensais pas qu’elle allait prendre une place aussi importante dans le livre. Mais comme j’ai souhaité m’attacher à des descriptions cinématographiques, cela m’a demandé une précision géographique. Cette cartographie d’Alger s’est donc imposée, jusque dans le discours des personnages. Dans les années 1990, Alger était une grosse souricière : faux barrages, attentats, intrigues politiques… tout cela dans un espace-temps défini car c’est une petite ville. J’aimais l’idée de la souricière, car il y avait beaucoup de chasseurs. Et beaucoup de proies. »

Relation bizarre

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Journaliste depuis 1998 et rédacteur en chef d’El-Watan week-end (créé en 2009), Adlène Meddi est né à El-Harrach. Pendant ses études, il s’est installé au cœur de la cité, rue Didouche-Mourad, l’une des artères principales et commerçantes du centre-ville. Une vie de bamboche entre le tunnel des Facultés et la place Audin, le quartier Meissonnier et son marché. Il n’a plus quitté le quartier depuis. Chaque fois qu’il a déménagé, c’était toujours dans le même périmètre. « Je n’arrive pas à bouger ! En tant que journaliste, j’ai une certaine capacité à me déplacer, mais à Alger, je ne supporte même pas la banlieue. Quand je bouge, je prends l’avion. Ma banlieue, c’est Beyrouth ou Tamanrasset. »

Il reconnaît entretenir un rapport ambivalent avec Alger, presque « pathologique ». « Devant les étrangers, les Algérois sont fiers de leur ville : la baie magnifique, la Grande Poste, les beaux immeubles… Mais entre nous, on ne parle que de la saleté, des barrages de police qui hérissent encore les quartiers, toutes les choses qui nous énervent. On occupe une ville qui a été construite contre nous : elle a fait partie d’un projet colonial bien défini. Les Arabes étaient parqués dans la Casbah, dans des bidonvilles extérieurs ou des cités comme Climat de France. Après 1962, il y a eu une réappropriation revancharde, il y avait une jouissance à dormir dans le lit du colon. Résultat : aujourd’hui, on ne s’occupe pas de cette ville. Rien n’a été fait depuis cinquante ans, les immeubles menacent de s’écrouler, les caves sont inondées. C’est un peu gros de dire que c’est à cause d’une incompétence millénaire… C’est juste que notre relation de l’urbain à l’humain est bizarre. » 

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Fini la "nostalgérie"

Le débit rapide, saccadé, Adlène Meddi s’anime. Il en a marre de la « nostalgérie » et du regard exotique sur « Alger la Blanche », que les Algérois eux-mêmes ont fini par intégrer. « On vend encore des cartes postales des années 1980 ! Dans les restaurants, les gens préfèrent mettre des cadres avec des photos de la ville coloniale plutôt que des œuvres modernes », râle-t-il. Avant de se radoucir pour évoquer ses quartiers préférés : une promenade de la rue d’Isly jusqu’à Bab el-Oued la populaire, les pieds dans l’eau.

Il garde de la tendresse pour les ruelles de la Casbah, où l’on peut se perdre pendant des heures. « J’y allais souvent pour respirer, marcher seul. Mais elle est dans un état abominable. J’y ai fait un reportage en 2007, à la suite de l’effondrement de vieilles bâtisses. Il y avait de la terre rouge partout, on aurait dit que la Casbah saignait. Ça m’a traumatisé. La Casbah, c’est aussi se prendre cette fatalité en pleine figure : quand un immeuble s’écroule, les autres suivent, comme un château de cartes. » 

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Une ruelle de la Casbah.
© Omar Sefouane pour J.A.

Nouveaux riches

Mais quand il s’agit d’évoquer Sidi Yahia, à Hydra, le quartier emblématique de la haute bourgeoisie et des ambassades, le ton se fait cynique. « C’est un quartier de nouveaux riches, post-2000, où le fric des “terros” a été réinvesti dans les boutiques de luxe. C’est le règne du capitalisme à la saoudienne et la mode des cafés moyen-orientaux où l’on fume le narguilé en buvant du thé à la menthe. Les filles sont très maquillées et les gros 4×4 attendent devant… C’est tout ce fric étalé, l’argent des émirs islamistes repentis ou des seigneurs de l’“import-import”, qui a fait exploser la colère des jeunes des quartiers populaires en janvier dernier. »

Depuis quelques années, une vague conservatrice a fait fermer un grand nombre de bars, boîtes et cabarets. La faune sauvage et alcoolisée d’Alger a perdu ses repères, même si elle possède encore quelques repaires. « Alger, aujourd’hui, c’est une ville qui termine sa vie à 18 h 30. Les seuls endroits où il y a de la vie sont les cabarets et les bars. Dans la rue, ne restent que les flics, les fous et les mendiants », résume Adlène Meddi. « Le centre a été délaissé. Vivre ici, c’est presque comme habiter dans une ville étrangère. Depuis les années 1990, tout a été décentré. L’ancienne bourgeoisie s’est installée à l’Ouest. Les nouveaux centres de l’argent se trouvent à l’Est. Et les lieux de décision et de pouvoir se retrouvent sur les hauteurs, à Ben Aknoun… Le centre-ville, lui, s’est vidé de tous ces intérêts. »

Reste, pourtant, le charme encore vivace des bâtiments, le blanc et le bleu, la vie grouillante de Didouche-Mourad. Et la Méditerranée, qui ne quitte pas Alger des yeux. « De mon appartement, j’ai une vue directe sur la mer. Je ne me lasse pas de cette vue, sourit Meddi. C’est pour ça que j’ai toujours vécu dans ces vieux immeubles face à la mer. Tout est détruit à l’intérieur, à cause des failles sismiques qui traversent Alger… sans parler des failles psychosomatiques. Ici, il y a une surprise chaque matin. J’ai toujours l’impression de vivre sur une faille. » 

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