Géographie de la colère à Alger
Spécialiste de la sociologie urbaine, Rachid Sidi Boumedine exprime son amour pour Alger dont le visage a changé au cours de ces dernières années à cause de certaines mutations sociales.
Alger dans tous ses états
Alger la Blanche est rose, lorsqu’on y arrive à l’aube, au débouché de la Foire, et aveuglante si, d’aventure, l’éclair fulgurant que renvoie le miroir de l’hôtel El-Aurassi vous atteint. Elle est plutôt bleue lorsqu’on y vient en avion et que le commandant de bord a la bonne idée de survoler la baie.
De fait, Alger n’a jamais été aussi blanche que depuis l’indépendance. Obsédés, peut-être, par ce cliché et par la remarque méprisante de ceux qui l’ont quittée en juillet 1962 (« Après notre départ, l’herbe poussera entre les pavés », disaient-ils), les responsables ont veillé à ce que le centre de la capitale soit repeint tous les cinq ans en moyenne : murs blancs et volets bleus, la référence pour tout le nord de l’Algérie.
Ce ne sont pas seulement ses couleurs qui m’attachent à Alger. J’aime ses rues et son peuple, toujours en train de râler, mais le cœur sur la main. J’aime à dire qu’il est comme les figues de Barbarie : plein d’épines à l’extérieur, tendre et sucré à l’intérieur.
Pourtant, chaque jour qui passe dément ces images : nous avons du mal à nous dire que l’Alger de notre jeunesse n’est plus. Et, devant les sombres horizons auxquels nous ont conduit des dirigeants mal inspirés, cette nostalgie grandit.
En 1962, le départ des Européens a libéré les quartiers centraux, ouvrant des logements mieux équipés et plus confortables à une population cantonnée jusque-là dans les bidonvilles et les cités indigènes.
Mais ces reclassements se sont opérés par l’argent ou le clientélisme, reconstituant la correspondance, à quelques exceptions près, entre statut social et quartier. Ainsi, les membres des sphères supérieures de la société, surtout dans et autour de l’appareil d’État, ont conquis les espaces urbains les plus valorisés, symboliquement et matériellement. À l’opposé, ceux que leur appartenance sociale condamnait à végéter dans les anciens quartiers arabes ou voués auparavant au prolétariat européen, comme Bab el-Oued ou Belcourt (aujourd’hui Belouizdad), n’ont pas pu emprunter les ascenseurs du parti unique et des organisations de masse.
Avec les politiques d’ajustement structurel imposées dans les années 1980, les portes du chômage et de la précarité se sont ouvertes, béantes. C’est le monde de la débrouille qui a alors commencé : se loger, « bricoler » pour s’en sortir… Addawla (« l’État ») est désormais conjugué à la troisième personne du pluriel : on dit houma (« eux »), alors que la logique du chacun pour soi s’installe toujours plus profondément. Le vocabulaire du capitalisme – trabendo (« trafic »), beznassi (« homme d’affaires »), chriki (« associé ») – remplace celui des anciens rapports de solidarité exprimés par « mon père », « ma mère », « ma sœur », selon l’âge et le sexe de l’interlocuteur.
La structuration de l’agglomération vient des actions de l’État, qui ne cesse de « reloger » toujours plus en périphérie, ainsi que des acteurs économiques et sociaux, qui créent de nouveaux centres, dévolus aux activités les plus diverses – dès lors qu’elles rapportent.
Ce n’est donc pas un hasard s’il y a une géographie de la colère à Alger, celle des laissés-pour-compte, de l’informel, du bas de gamme, des marchés aux légumes « pas chers », qui réveille notre nostalgie. Nous avions, pour la plupart, oublié que nous avions été à la fois les indigènes et les pauvres – ce qui est presque la même chose.
Les revendications ponctuelles et catégorielles des uns et des autres, émanations des sourds grondements populaires, décapent petit à petit les illusions et font émerger la nature politique des problèmes – et, donc, l’impérieuse nécessité, pour les gouvernants, de changer les règles du jeu. La baie d’Alger est l’une des plus belles baies du monde.
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