Syrie : Bachar dos au mur
Face à une contestation qui ne désarme pas, le président syrien n’a plus guère le choix : soit il réforme en profondeur et vite, soit il disparaît.
Le pouvoir syrien résistera-t-il à la vague de contestation populaire qui a balayé les régimes tunisien et égyptien, et qui menace d’en faire autant en Libye, au Yémen et à Bahreïn ? Même à Oman, d’ordinaire si calme, le sultan a dû céder quelques-uns de ses pouvoirs. À l’heure où le « réveil arabe » fait partout tache d’huile, les Syriens n’expriment-ils pas les mêmes aspirations que leurs voisins ?
Liberté
Les revendications autour desquelles se sont mobilisés les jeunes du monde arabe sont de deux ordres : politique et économique. Sur le plan politique, ils réclament la liberté de la presse, la liberté de réunion, la liberté de créer des partis politiques, la liberté de choisir leurs propres représentants à travers des élections transparentes, la fin des brutalités policières, de la torture et des arrestations arbitraires, mais aussi – et c’est important – la libération des prisonniers d’opinion et l’indépendance de la justice. Sur le plan économique, les manifestants demandent des emplois, une baisse des prix des produits alimentaires et des logements, l’égalité des chances et des perspectives d’avenir pour eux-mêmes et leurs enfants. Dans la plupart des pays où les révoltes ont éclaté, les protestataires sont animés par l’ardente volonté de punir une poignée de puissants, proches d’un pouvoir cupide et corrompu. Mais ils ont une troisième exigence, qui a au moins autant d’importance que les revendications politiques et économiques : le recouvrement de leur dignité. Le citoyen lambda veut être traité avec respect par les autorités, il ne veut plus être insulté, humilié, battu, ni même simplement délaissé.
Il est toujours hasardeux de lire dans le marc de café, surtout quand la situation évolue rapidement, mais on peut dire avec une certaine assurance que si le régime syrien consentait à faire un sérieux effort pour répondre aux demandes de la population, il aurait de grandes chances de survivre. S’il ne le fait pas, la rébellion se poursuivra. Car les jeunes semblent désormais prêts à risquer leur vie. En tirant à balles réelles sur les manifestants, le régime peut gagner un peu de répit, mais il se discrédite alors totalement. Comme l’a dit Bachar al-Assad en personne le 30 mars : « Sans réformes, nous courons tout droit à notre perte. » Cette remarque du président doit être prise au sérieux, car elle sous-entend qu’il a compris qu’un changement est nécessaire. Alors pourquoi aucune mesure ou réforme radicale n’a-t-elle été annoncée ? Là réside l’énigme syrienne.
Classe moyenne
Plusieurs explications peuvent être avancées à cela. D’abord, Bachar, un peu comme son père – le défunt Hafez al-Assad, au pouvoir pendant trente ans –, déteste être mis sous pression. Il veut agir à sa façon, à son rythme, convaincu qu’il est le mieux placé pour préparer la Syrie à entrer dans une économie mondialisée. D’où la série de réformes financières, économiques, éducatives et technologiques qu’il a engagées dans la dernière décennie. Une seule stratégie : avancer progressivement de manière à assurer la stabilité, son ultime priorité. Comme l’écrivait, le 31 mars, Volker Perthes, spécialiste allemand de la Syrie, dans l’International Herald Tribune, « Assad […] n’est pas un réformateur mais plutôt un modernisateur ». Mais si cette approche progressive a réussi au président par le passé, elle n’est clairement plus appropriée. La révolution est à sa porte. Le temps est venu pour lui de faire preuve d’audace, et le plus vite possible. Mais sa seule volonté suffira-t-elle ? Car d’autres puissantes forces ne souhaitent pas le changement. Partout dans le monde, certains groupes s’opposent à toute évolution dès lors qu’elle menace leurs intérêts personnels. La Syrie ne déroge pas à la règle.
Qui sont donc les défenseurs du régime ? Il y a tout d’abord l’armée et les services de sécurité, dominés par les alaouites. Il y a ensuite les riches négociants sunnites de Damas, alliés de longue date du pouvoir. Mais il y a aussi une autre catégorie de la population, plus importante encore : ces milliers de membres de la nouvelle et influente bourgeoisie qui ont bénéficié ces dernières années de l’afflux d’investissements étrangers, de la libéralisation du secteur bancaire et de celui des assurances, et du passage d’une économie contrôlée par l’État à une économie de marché. À ces soutiens s’ajoutent des Syriens de tous bords, qui, face aux massacres et aux destructions de l’autre côté des frontières, au Liban et en Irak, ont choisi la stabilité et la sécurité, au prix d’une brutale répression et de l’absence de liberté politique.
Tels sont les défenseurs du régime. Mais qui sont réellement ses opposants ? Parmi eux, il y a bien sûr des jeunes issus des classes défavorisées dont les conditions de vie vont se dégradant. Mais le noyau de la contestation est majoritairement constitué de la nouvelle classe moyenne pauvre, soit des jeunes éduqués, ou en partie, qui, une fois diplômés, ne trouvent pas de travail. Sans doute le chômage des jeunes est-il l’un des moteurs de la révolution en Syrie, comme il l’a été dans d’autres pays arabes.
Frustrés
Les intellectuels, toutes sensibilités confondues, représentent un autre groupe hostile au régime. Ils aspirent à la liberté de s’exprimer, d’écrire, de publier, de se rencontrer librement et de débattre de chaque aspect de la société. Ce sont probablement les plus frustrés des Syriens. Nombre d’entre eux ont choisi l’exil pour pouvoir se faire entendre. Il y a aussi les hommes d’affaires dont l’ascension est bloquée par la corruption et la cupidité de l’élite économique. Enfin, il y a les islamistes. Après avoir écrasé le soulèvement des Frères musulmans dans les années 1980, l’ex-président Hafez al-Assad avait donné des signes d’ouverture à l’égard de l’islam modéré pour atténuer le profond ressentiment que cette action punitive avait provoqué. Il a encouragé la construction de mosquées à grande échelle et traité avec considération les figures importantes de l’islam « officiel ». Cet effort a été couronné d’un relatif succès, mais il semble s’être aujourd’hui retourné contre le pouvoir avec l’apparition d’un mouvement de grogne se référant à l’islam au sein de la société syrienne.
Telles sont donc les forces en présence en Syrie. Même avec du recul, il est bien difficile de savoir lequel des deux camps l’emportera. En agissant avec intelligence et détermination, Bachar a encore une chance de se maintenir quelques années de plus au pouvoir. Mais s’il fait preuve de mauvaise volonté, il risque de faire face à une incontrôlable explosion. À l’intérieur comme à l’étranger, les ennemis de la Syrie l’attendent au tournant. La marge de manœuvre du président est étroite, et se réduit un peu plus chaque jour.
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