Chiisme : la leçon bahreïnie
Loin de vouloir s’inféoder à Téhéran, les membres de la branche minoritaire de l’islam aspirent d’abord à une juste intégration à la vie sociale, économique et politique des pays où ils sont nés.
Depuis un mois et demi, la guerre froide que se livrent Riyad et Téhéran autour de Bahreïn semble prolonger le conflit séculaire entre les deux branches de l’islam : le chiisme, incarné par la République islamique d’Iran et majoritaire à Bahreïn (55 %), et le sunnisme, obédience du pouvoir bahreïni, défendu par les gardiens saoudiens de La Mecque. Dans un communiqué daté du 3 avril, les ministres des Affaires étrangères du Conseil de coopération du Golfe (CCG) accusent sans détour l’Iran de « fomenter des complots contre leur sécurité nationale » et de « semer la sédition et la dissension confessionnelle entre leurs citoyens ». La partie qui se joue en ce moment dans le Golfe révèle une pièce maîtresse de la politique étrangère de l’Iran, qui n’hésite pas à instrumentaliser les solidarités transnationales chiites, mais aussi l’obstination des dirigeants sunnites à voir dans ces minorités une cinquième colonne à la solde de Téhéran.
Démultipliée par la révolution iranienne de 1979 et plus récemment par l’arrivée au pouvoir des chiites en Irak, la peur des gouvernants sunnites face à leurs populations « hérétiques » s’enracine dans la fracture apparue dès le Ier siècle de l’islam entre les tenants de l’orthodoxie des califes (la sunna) et les partisans de la lignée d’Ali, cousin et gendre du Prophète. Avec le temps, cette scission s’est muée en un schisme théologique fratricide qui transcende les frontières des États modernes et justifie aujourd’hui, pour les gouvernants sunnites comme pour nombre de médias occidentaux, la dénonciation d’un « axe chiite » qui s’étendrait du Golfe à la Syrie.
Solidarité transnationale
Le caractère transnational des solidarités chiites semble confirmer cette vision. Pour tous les chiites, le cœur de la spiritualité se situe dans les grands sanctuaires d’Irak et d’Iran, où sont formés les religieux qui vont prêcher aux quatre coins de la terre d’islam. Le clergé chiite, très hiérarchisé, entretient des réseaux pyramidaux à l’échelle mondiale et perçoit les frontières modernes comme l’héritage illégitime des puissances coloniales. Dans les années 1970, la répression des religieux irakiens par le Baas en a contraint beaucoup à s’exiler dans le Golfe et au Levant, où ils se sont faits les défenseurs des intérêts de leur communauté. Enfin, à partir de 1979, Téhéran a voulu exporter sa révolution, faisant craindre une contagion régionale. Le meilleur exemple en a été la création du Hezbollah libanais, en 1983, triomphant jusque dans l’opinion sunnite après avoir contraint l’État hébreu à se retirer du pays du Cèdre, en 2000, et mis en échec l’invasion israélienne de juillet 2006.
Mais si le transnationalisme des réseaux cléricaux et de la propagande iranienne est une réalité, les événements qui agitent Bahreïn sont loin d’être téléguidés depuis Téhéran. Certes, le puissant groupe d’opposition Al-Wifaq revendique son identité chiite, mais les rangs des manifestants comptent des libéraux sunnites qui réclament aussi la mise en place d’un régime parlementaire. Certes, les chiites, majoritaires dans la population, exigent plus de reconnaissance et de pouvoir, mais ils sont victimes de discriminations à tous les niveaux. Certes, les relations de cette communauté avec Téhéran existent, mais elle a prouvé son attachement à la souveraineté nationale en refusant l’incorporation de Bahreïn à l’Iran lors du référendum de 1971.
À Bahreïn, comme ailleurs dans le monde arabe, les chiites, loin de vouloir s’inféoder au régime des mollahs, aspirent à une juste intégration à la vie sociale, économique et politique du pays où ils sont nés. Leur attribuer des intentions sécessionnistes est sans doute plus aisé pour les souverains sunnites que de faire face à leurs propres responsabilités. C’est aussi un moyen commode de pousser ces populations discriminées dans les bras du seul État qui prenne leur défense : l’Iran.
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