Banlieues sénégalaises : « Y’en a marre ! »

Pikine, Guédiawaye, Rufisque, Parcelles assainies… Trois millions de personnes s’entassent à la périphérie de la capitale sénégalaise. Des quartiers délaissés par les pouvoirs publics, mais convoités par les partis traditionnels. C’est là que naissent les associations les moins dociles. C’est aussi là que tout pourrait commencer.

Le collectif « Y’en a marre », créé en janvier. © Émilie Régnier pour J.A.

Le collectif « Y’en a marre », créé en janvier. © Émilie Régnier pour J.A.

Publié le 19 avril 2011 Lecture : 7 minutes.

C’est une discussion à bâtons rompus dans la villa de l’ancien Premier ministre d’Abdoulaye Wade devenu l’un de ses opposants les plus acerbes, Moustapha Niasse. La demeure donne sur la corniche ouest de Dakar, où se côtoient ambassades, résidences de diplomates et maisons de hauts responsables politiques. Dans son salon au goût exquis,le président de l’Alliance des forces du progrès (AFP) livre son sentiment sur la « mal-gouvernance » du régime actuel, puis marque un arrêt. Il se lève lentement, disparaît quelques secondes et revient avec un tee-shirt noir dans les mains. Niasse sourit, comme sur cette photo qui, dans un coin du salon, le montre en train de serrer la main de Bill Clinton. Sur le tee-shirt, neuf lettres blanches, quatre mots, un slogan : « Y’en a marre ». « Ce mouvement va dépasser de loin le “Sopi” de 2000 », affirme-t-il.

C’est une autre discussion, non loin de là, toujours sur la corniche, à la terrasse de l’un des hôtels les plus luxueux de la capitale sénégalaise, le Radisson Blu. Depuis dix minutes,Cheikh Diallo, un proche de Karim Wade qui se présente comme un observateur indépendant de la vie politique sénégalaise, devise sur les qualités du fils du président. Puis s’interrompt. « “Y’en a marre” : voilà un mouvement intéressant. » Il regroupe « des primo-votants », « des jeunes désœuvrés de la banlieue », que le chercheur a baptisé « la vache folle du scrutin de 2012 ».

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Loin des beaux quartiers

Les Parcelles assainies, unité 16. Rues ensablées, carrefours obstrués par les Tata, ces cars surchargés qui relient la banlieue à Dakar, carrioles tirées par de vieux chevaux, immeubles surpeuplés, appartements sous-équipés… On est loin des beaux quartiers. Dans les années 1970, « c’était une cité-dortoir », explique Mamadou, 73 ans. Aujourd’hui, c’est une ville à part entière, d’où les habitants sortent peu.

C’est ici que le mouvement « Y’en a marre » a vu le jour. C’était un dimanche du mois de janvier – un de ces innombrables jours sans électricité. Il était 3 heures du matin. Dans le salon de leur petit trois-pièces qu’ils louent 100 000 F CFA (152 euros), Fadel Barro, journaliste à La Gazette, Kilifeu (« chef de famille ») et Thiat (« le cadet »), tous deux membres du groupe de rap Keur Gui (« la Maison »), s’impatientaient dans le noir, devant un verre de thé. Le délestage de la Société nationale d’électricité du Sénégal (Senelec), en situation de quasi-faillite depuis plusieurs mois, durait depuis plus de vingt-quatre heures… « On s’est dit : c’est pas possible, il faut faire quelque chose. Des gens perdent leur emploi à cause de ces délestages. Des bébés meurent dans les hôpitaux. Il faut agir », raconte Barro.

Très vite, les trois buveurs de thé appellent les autres rappeurs de la place et publient un communiqué invitant tous les jeunes du pays à les rejoindre. Depuis, ils parcourent la banlieue pour faire signer des pétitions comme celle-ci : « Je suis mère de famille, mon panier est dégarni, pourtant, on m’a fait rêver en 2000… »

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Le 19 mars, jour anniversaire de la victoire du « Sopi » en 2000, célébré chaque année par le camp Wade, « Y’en a marre » vole la vedette aux partis traditionnels. Le régime et l’opposition ont chacun organisé une marche à Dakar, mais c’est vers la banlieue que les regards se tournent. Ce jour-là, « on a rassemblé 10 000 à 15 000 personnes rien qu’à Dakar », revendique Barro. Depuis, « Y’en a marre » fascine autant qu’il inquiète les partis traditionnels, à l’image de cette banlieue que les candidats s’évertuent à parcourir avant les élections, puis qu’ils ignorent ensuite. « C’est un mouvement spontané apolitique, explique Cheikh Diallo, un brin admiratif. S’ils se structurent, ils peuvent faire mal. Ils représentent une bonne partie de l’électorat. »

Difficile à canaliser

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Barro, Kilifeu, Thiat et les autres ont déjà entrepris de pousser les jeunes des banlieues à s’inscrire sur les listes électorales. C’est de là que partira la révolte, assurent les trois hommes. C’est de là, déjà, que naissent les mouvements de la société civile les moins dociles, comme le Collectif des imams et résidents des quartiers de Guédiawaye et de la banlieue de Dakar, fondé en 2008 pour protester contre la hausse des tarifs de l’électricité. « La banlieue polarise tout ce que le Sénégal compte de démunis. Ici, si on passe dans cinq maisons, on trouvera peut-être un salarié. Si on n’agit pas, un jour tout explosera. Nous-mêmes, les imams, avons du mal à canaliser les jeunes », nous expliquait il y a quelques mois le porte-parole du collectif, Youssoupha Sarr.

Ces banlieues ont pour noms Pikine, Guédiawaye, les Parcelles assainies et Rufisque – Rufisque où, pour la quatrième fois en un mois, un jeune s’est immolé par le feu, le 6 avril. Pour atteindre le cœur historique de Dakar, ces quartiers furent longtemps un passage obligé quand on venait de l’extérieur. « Quand on vit en banlieue, on vit dans un entre-deux », explique Daouda, un étudiant qui habite Guédiawaye. « C’est la loi des papas. Un père de famille a dix gosses dociles et obéissants. Quand il dit de voter pour quelqu’un, les enfants s’exécutent », ajoute Thiat, au QG de « Y’en a marre ».

Mais la banlieue, ce sont aussi les tentations de la capitale, si loin, si proche. Le soir, certaines filles quittent la maison pour aller vendre leur corps dans les hôtels de « la ville » – nom donné au centre de Dakar. La journée, les hommes passent leur temps à boire du café ou du thé. Ils n’ont rien à faire. Et puis, il y a cette frustration. « On construit des autoroutes toutes neuves, un aéroport, des immeubles. Il y a de l’argent, on le voit. Mais nous, on reste dans notre misère », pestent les rappeurs.

Ils seraient aujourd’hui près de 3 millions à vivre dans les banlieues de Dakar – plus d’un cinquième de la population sénégalaise… Y vivre ? Y survivre plutôt. « La banlieue concentre tous les problèmes du pays : un chômage endémique, les coupures d’électricité et l’insécurité », dénonce Babacar Mbaye Ngaraf, président de la Saaba, un regroupement d’associations des différentes banlieues de Dakar. Il y a aussi ces inondations, récurrentes ces dernières années. Les premières remontent à la fin des années 1980, « mais depuis six ans, c’est un véritable fléau », estime Ngaraf. Chaque année, des milliers d’habitations sont détruites. En pleine saison des pluies, des quartiers entiers de Rufisque et Guédiawaye sont dans l’eau.

« À Fann, au point E [des quartiers résidentiels cossus, NDLR], il pleut autant qu’ici. Mais là-bas, il n’y a pas d’inondations, car il y a un assainissement. Ici, il reste des milliers de maisons abandonnées, dans lesquelles croupit une eau pleine de microbes, ajoute Ngaraf. Il suffirait de se donner les moyens. C’est une question de volonté. »

Programmes sociaux

Ces critiques, Boubacar Ba ne les accepte pas. Cet enfant de Pikine dirige depuis deux ans l’Office pour l’emploi des jeunes de banlieue (Ofejban). Directement rattachée à la présidence, cette structure a l’ambition de résorber le chômage dans ces contrées pas si lointaines (les données officielles évoquent un taux de chômage de 15 %, un chiffre qui fait sourire les banlieusards). « Jamais un président, avant Abdoulaye Wade, n’avait autant pris en compte la banlieue. Je défie quiconque de trouver un gouvernement qui a construit autant de routes, mis en place autant de programmes sociaux. On parle de coupures, mais en 1998, il n’y avait pas d’électricité là-bas. En 1999, il y avait un lycée en banlieue ; aujourd’hui, il y en a cinq ! »

Pour Boubacar Ba, tous les efforts ont été sapés par les inondations de 2005. « Elles ont dévasté une bonne partie des commerces et des ateliers. Elles ont accentué la pauvreté. » Le président avait alors lancé le plan « Jaxaay » : un projet d’un montant de 52 milliards de F CFA qui devait permettre de reloger des milliers de familles. Mais, dénonce Babacar Mbaye Ngaraf, « beaucoup de familles attendent toujours. Certaines sont retournées dans leurs maisons inondées. D’autres vivent dans des abris de fortune. Il faut reconnaître que l’État, depuis deux ans, s’est emparé de la question. Mais on n’a pas mis les moyens nécessaires. »

L’Ofejban n’échappe pas à la règle. Quand on parle finances, Boubacar Ba est gêné. Il préfère ne pas s’étendre. Dans les couloirs de l’Office, un agent se fera plus loquace : « Nous avons travaillé les six premiers mois sans budget. Aujourd’hui, c’est un peu mieux… »

Début avril à Guédiawaye. La saison des pluies est derrière nous, mais les traces d’inondations sont encore visibles. Pas seulement celles de cette année, mais aussi celles de 2005. Moustapha Da Silva, 35 ans, nous guide entre les marais d’une eau verdâtre et les maisons abandonnées. « La plupart ont été inondées en 2005 », explique-t-il. Sur une montagne de détritus, il nous montre une pompe offerte par l’État il y a quelques mois, située à proximité d’un point d’eau putride, recouverte d’une bâche. Voilà plusieurs semaines qu’elle n’a pas fonctionné.

Ce père de trois enfants n’a jamais travaillé. Il préside le comité de vigilance de Wakhinane, un arrondissement de Guédiawaye. Ce comité est né en 2000 pour contrer la recrudescence des vols et des violences. « La police ne fait rien. On nous a promis une police de proximité, on a construit les locaux, mais il n’y a pas de policiers. On est obligés de se défendre nous-même », explique-t-il. Lui et ses 35 hommes, des jeunes âgés de 21 à 35 ans, patrouillent chaque nuit, par groupes de deux, sans arme. « On surveille 1 000 maisons. Normalement, chaque maison doit payer 1 000 F CFA le 31 du mois. Mais aujourd’hui nous sommes le 5 et aucune n’a payé. Les gens disent qu’ils n’ont pas l’argent. La nuit, on n’a même pas de lampe pour nous éclairer. On ne peut pas payer les piles. » Moustapha a reçu plusieurs coups de couteau. Au biceps, à l’épaule, à la poitrine. Mais il ne se décourage pas. « Aujourd’hui, il y a moins de vols et d’agressions. » L’année prochaine, il votera. Il ne sait pas encore pour qui, mais lui aussi veut que ça change. « Y’en a marre », dit-il avec un large sourire. C’est le premier qu’il nous offre.

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