Les Tunisiens sont libres… de rester chez eux !

Après la révolution, l’afflux massif de candidats au départ provoque des réactions différentes en Europe. Certains optent pour le dialogue, d’autres pour la surenchère électoraliste.

Des migrants arrivés dans le port de l’île italienne de Lampedusa. © AFP

Des migrants arrivés dans le port de l’île italienne de Lampedusa. © AFP

Publié le 14 avril 2011 Lecture : 6 minutes.

Plus de 250 des 300 clandestins qui tentaient d’atteindre, le 7 avril, l’île de Lampedusa ne verront jamais cette terre promise. Ils ont rejoint les innombrables anonymes engloutis par une Méditerranée peu clémente. Ce naufrage, fait divers hélas banal, ne fait que peu de remous au regard de l’afflux de migrants sur les côtes italiennes, consécutif à la révolution tunisienne et aux affrontements en Libye.

Jusqu’à présent, les autorités de la péninsule pouvaient compter sur la coopération des gouvernements de ces deux pays pour endiguer les tentatives d’immigration clandestine, mais depuis la chute de Ben Ali, le 14 janvier, la surveillance du littoral par les autorités tunisiennes s’est relâchée. Résultat : en deux mois, plus de 20 000 personnes, faisant fi de conditions météorologiques aléatoires – les embarcations attendaient d’habitude la belle saison pour tenter de passer entre les mailles du filet des gardes-côtes italiens –, ont gagné cette antichambre de l’Europe. Des arrivées massives qui déstabilisent cette petite île (20 km2) où vivent 5 000 habitants, et qui dépassent de loin la capacité du centre d’accueil local, conçu pour 850 personnes.

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Beaucoup des nouveaux arrivants tunisiens sont très jeunes, parfois mineurs. Ils quittent un pays où ils n’ont guère de perspectives d’avenir. Mais d’autres fuient le pays par crainte de représailles : ce sont les seconds couteaux de l’ancien régime, rouages anonymes de la machine répressive de la dictature. Tous débarquent à Lampedusa, entretenant la crainte européenne d’un raz-de-marée d’indésirables. Et les images du centre d’accueil de l’île au bord de l’implosion et de pauvres hères exténués à la mine patibulaire, relayées par les médias, épouvantent l’opinion publique, de la péninsule jusqu’à l’Hexagone.

De fait, face à cette crise, le ministre italien de l’Intérieur, Roberto Maroni, a été rejoint en première ligne par Claude Guéant, son homologue français. Mais leur souci n’est pas humanitaire. Le 8 avril, les deux pays ont « décidé d’un commun accord d’organiser des patrouilles communes sur les côtes tunisiennes […] pour bloquer les départs ». « Ni l’Italie ni la France n’ont vocation à accueillir les migrants tunisiens », a estimé Claude Guéant. Pourtant, elles s’étaient émues de la détresse de Mohamed Bouazizi, contraint de gagner sa vie comme marchand ambulant malgré ses diplômes, dont l’immolation, le 17 décembre 2010, et avait provoqué le soulèvement populaire tunisien.

Coïncidence ou volonté politique ? La France et l’Italie avaient figuré parmi les derniers pays européens à exprimer leur soutien à la révolution tunisienne. Les liens étroits savamment tissés avec l’ancien régime leur ouvraient l’accès à des marchés lucratifs et leur permettaient de contrôler les tentatives migratoires à la source. Aujourd’hui, les gouvernements français et italien, tous deux en période préélectorale, s’accordent pour refuser d’accueillir des immigrés. Mais leurs approches sont très différentes.

Permis de séjour. En bon manager, Berlusconi, après avoir fait mine de s’indigner lors de sa visite à Lampedusa, a ouvert des négociations avec le gouvernement transitoire de Tunis. En visite dans la capitale le 4 avril, il s’est engagé à régulariser 22 000 Tunisiens en situation irrégulière en échange du rapatriement systématique des occupants du centre d’accueil de Lampedusa et à apporter une aide logistique aux gardes-côtes tunisiens. Les débats se poursuivent sur ce sujet brûlant de part et d’autre de la Méditerranée. En misant ainsi sur le dialogue, le chef de l’exécutif italien fait d’une pierre deux coups ; il consolide la position italienne comme partenaire de la Tunisie et s’attire les bonnes grâces de l’Union européenne, qui lui reprochait sa politique protectionniste en matière de réfugiés. En effet, l’état d’urgence étant toujours en vigueur en Tunisie, ceux qui fuient le territoire pourraient être considérés comme des réfugiés. Or, si elle est une porte d’entrée dans l’Europe, l’Italie décourage les demandeurs d’asile. En 2010, 15 100 migrants ont déposé un dossier (soit 40 pour 1 million d’habitants, contre 260 aux Pays-Bas).

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Mais en accordant aux migrants un permis de séjour provisoire leur permettant de se déplacer dans l’espace Schengen, l’Italie s’attire les foudres de la France, qui soutient être la destination finale de la majorité des clandestins tunisiens. Pour circuler « à l’intérieur de l’espace Schengen, il ne suffit pas d’avoir une autorisation de séjour » dans l’un des États membres, « encore faut-il avoir des documents d’identité et, surtout, justifier de ressources », a signalé Claude Guéant.

S’il affiche aujourd’hui son inquiétude, le gouvernement français a mis un certain temps à se saisir du dossier. Il a fallu la visite, très médiatisée, de Marine Le Pen à Lampedusa, le 14 mars, pour faire de la récente vague d’immigration un problème prioritaire pour les autorités, mais surtout pour l’UMP (majorité), qui n’a qu’une idée en tête : les élections de 2012. Claude Guéant a alors endossé son armure et est parti en campagne pour défendre l’intégrité du territoire français. « La France se réjouit que la Tunisie entre dans une ère de liberté et de démocratie, mais elle n’entend pas subir une vague d’immigration de Tunisiens justifiée strictement par des considérations économiques », a-t-il martelé.

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Dérapages verbaux. Hasard du calendrier, cette prise de position intervient peu de temps après une autre petite phrase du ministre de l’Intérieur, qui a provoqué un tollé. Il avait affirmé que « l’accroissement du nombre de fidèles musulmans et un certain nombre de comportements [posaient] problème ». Une déclinaison toute personnelle sur un thème classique des périodes préélectorales – en 2007, le candidat Sarkozy avait pointé « le trop grand nombre de musulmans en Europe », dans une déclaration passée inaperçue. Quatre ans après, l’immigré arabe demeure le grand méchant loup du débat politique.

En Tunisie, ces déclarations de « l’ami français » ont été jugées scandaleuses. « Que Claude Guéant en soit réduit à s’immiscer dans la liberté de pratique d’un culte révèle la grande confusion de la classe politique française, qui prend ainsi des positions scandaleuses, voire ubuesques, pour un pays laïc, affirme ainsi un proche du gouvernement tunisien. Il est étonnant que les Français ne réagissent pas vraiment aux propos xénophobes d’un ministre de l’Intérieur, censé défendre les valeurs républicaines. » Par ses déclarations tapageuses, Guéant cherche sans nul doute à récupérer la sympathie d’un certain électorat qui, après avoir contribué à la victoire de Nicolas Sarkozy en 2007, s’en est détourné au cours du quinquennat. Mais ce mélange des genres ternit singulièrement l’image de la France, dont la politique étrangère en direction des pays arabes est de plus en plus controversée.

Refus des conséquences. À Tunis, nul n’est dupe. On estime que la politique arabe de la France est en berne, voire incohérente. « Il ne faut pas se leurrer, tous les ministres français qui sont venus depuis le 14 janvier veulent juste nous vendre leurs produits. La France nous reprochait le non-respect des libertés et des droits de l’homme. Maintenant que nous les avons conquis, elle en refuse une des conséquences », déplore l’opinion publique. Certains trouvent franchement ridicules les remarques de Claude Guéant sur les prières dans les rues. « Bien sûr, cela fait désordre ! Il suffirait, comme nous l’avons fait ici, d’un arrêté municipal pour régler ce qui est une simple question d’ordre public, plutôt que de l’instrumentaliser et de se mettre à dos les Français d’origine maghrébine, qui constituent aussi un électorat potentiel, analyse un journaliste tunisien. On peut se demander si, pour devenir citoyen du pays des droits de l’homme ou y résider, il faudra bientôt renoncer à sa foi et s’engager à gommer ses valeurs, à devenir invisible. » Le premier dommage collatéral de cette énième bourde française est la perte de crédibilité de Paris auprès des démocraties arabes naissantes.

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