Le grand ménage tunisien
Plus de deux mois après la chute de Ben Ali, de profonds bouleversements touchent une presse discréditée. Résultat : de nombreux amateurs s’improvisent journalistes sur le Net afin de construire un nouvel espace démocratique.
Les Tunisiens n’oublieront jamais le 14 janvier 2011 ; leurs médias non plus. Pris de court mais libérés du verrouillage imposé par la dictature de Ben Ali, ces derniers ont tenté d’opérer leur révolution en quelques heures. Un exercice si difficile qu’ils cherchent encore leur ligne éditoriale. Les héros de cette révolution, dont aucun leader d’opinion n’a émergé, sont les réseaux sociaux, symbole d’une nouvelle manière de rapporter l’information. Facebook et Twitter ont si bien relayé l’activisme des Tunisiens, notamment des jeunes, qu’on a pu lire sur les murs de Tunis : « Merci Facebook ».
Dans cette mouvance, les contradictions du 14 janvier ont fait naître de nouveaux médias. « Après la révolution, le manque d’information était flagrant. Nous les cherchions dans les médias étrangers. Il nous a semblé que la révolution commençait à échapper aux jeunes, qui y avaient largement participé. Nous avons investi ce vide », déclare M’Hamed Turki, l’un des fondateurs du site des Jeunes Indépendants démocrates. Malgré un nom qui claque comme celui d’un parti politique, M’Hamed Turki réfute totalement l’appartenance à un quelconque mouvement et regroupe une douzaine de jeunes sans aucune formation journalistique : étudiants, ils viennent d’horizons aussi divers que la médecine ou le droit. Mais tous sont conscients que « c’est maintenant que se joue la construction démocratique du pays ». Ils ont uni leurs compétences et se sont accrochés à leurs claviers pour transmettre, en toute objectivité, de l’information recoupée. Très critique vis-à-vis des médias classiques, les JID font entendre la voix des jeunes et de la société civile.
« Avec près de 50 nouveaux partis politiques, les Tunisiens perdent leur latin face à la tour de Babel du monde politique et sont perplexes face aux échéances électorales. Les JID leur offrent un espace de débat autour de questions majeures comme celles concernant le régime parlementaire, la laïcité, la démocratie. C’est un tremplin d’information et d’idées ciblant les indépendants et démocrates de 18 à 35 ans », poursuit M’Hamed Turki, étudiant en médecine par ailleurs. Au sein des JID, les tâches sont si nombreuses qu’il est déjà question de recrutement. « On lance une version arabe des textes importants. Nous cherchons aussi des chroniqueurs et des éditorialistes, car, pour alimenter le site, il ne suffit pas d’être persévérants. Il faut que nous puissions relayer toutes les opinions. Cependant, on est tous bénévoles et jusqu’à présent on y va de notre poche pour les dépenses », explique non sans enthousiasme M’Hamed Turki.
Pour initier aux méandres de la politique et pour trouver des financements, les JID se constituent en association et entament un travail de terrain en direction des régions et des jeunes encore trop indécis. Vulgariser l’information, essentiellement politique, s’adresser à la jeunesse, sensibiliser aux enjeux, à travers un espace qui lui est familier, internet, c’est aussi le choix qu’ont fait Khelil Ben Osman, Heykel Djerbi et Talel Ben Ghorbal avec un média social citoyen, fhimt.com. Ce nom, qui signifie « j’ai compris » en arabe, souligne l’intention du site tout en étant un clin d’œil au dernier discours de Ben Ali qui avait repris à son compte le « Je vous ai compris » de De Gaulle et qui lui avait valu pour toute réponse un « Dégage » unanime. Khelil Ben Osman en est convaincu : livrer de l’information en ligne, sur le modèle du site français Owni, qui a aidé WikiLeaks à publier des documents concernant la guerre en Irak en octobre dernier, tout en recourant aux contributions les plus diverses « permettra d’accéder à la connaissance, de développer l’esprit critique pour que la vérité et l’information soient expurgées de toute manipulation ».
Chasse aux sorcières. À l’opposé des JID, les fondateurs de fhimt.com sont des professionnels, entre autres, du marketing digital et entendent mettre à profit leur savoir-faire en la matière pour générer des revenus à même de financer le site. Cependant, eux aussi estiment que le tissu associatif est incontournable pour créer une réelle communauté autour d’idées porteuses pour l’avancée de la démocratie. Mais, dans un espace en révolution, les médias traditionnels tunisiens sont désormais en butte aux critiques et sommés de se remettre en question dans une atmosphère assez délétère. La presse écrite a du mal à se débarrasser de réflexes conditionnés par vingt-trois années de bâillonnement. Mais, à sa décharge, elle affronte aussi la fonte des revenus publicitaires. De ce fait, les pigistes sont mis à l’écart au profit des journalistes contractuels, et les nombreuses contributions gratuites de citoyens souhaitant s’exprimer compensent une production plus faible.
La révolution a également induit une chasse aux sorcières qui tend à faire des journalistes de la presse, publique et privée, des suspects quant à leur proximité avec l’ancien régime. La presse numérique n’est pas épargnée et les retournements de veste sont mis au pilori. Du coup, elle se cantonne à couvrir l’actualité sans pour autant utiliser son impact et son immédiateté pour évoquer les questions qui dérangent. Le changement de cap de la télévision a été le plus remarquable. En vingt-quatre heures, Nessma TV est passée de chaîne de divertissement à chaîne d’information, l’ancienne TV7, devenue « la nationale », a troqué le mauve contre un rouge patriotique de bon aloi, et Hannibal TV a pris une tonalité plus populiste que populaire. Cependant, cette télévision new look est aussi objet de polémiques : on reproche aux chaînes de favoriser le sensationnel au détriment de l’information et de tenter de se racheter une virginité par rapport à leur mutisme précédant le 14 janvier. Par ailleurs, les chaînes privées ont dû composer avec l’électrocardiogramme plat des revenus de la publicité. Certaines, comme Nessma TV, ont revu leur organigramme et comprimé leurs coûts tout en demandant à leur personnel d’être solidaire pour négocier un virage aussi délicat qu’historique alors que la télévision nationale continuait d’émarger normalement sur son budget.
L’image, extrêmement censurée avant la révolution, a eu autant sinon plus que les mots un rôle actif dans la couverture des événements. « Il y avait un vrai besoin d’informations sur ce qui se passait à l’intérieur du pays. Certaines vidéos ont atteint 2 000 vues, quelques heures seulement après leur mise en ligne », affirme Sophia Baraket, photographe professionnelle et promotrice d’un projet d’agence de presse, Tunisia Reporters Agency. Elle fédère autour d’elle des journalistes aux compétences reconnues comme Olfa Riahi et Sofiène Chourabi et travaille à donner à son projet une visibilité au niveau des médias locaux et internationaux sans en avoir toutefois défini le cadre de fonctionnement.
La révolution a ouvert également des perspectives au photographe Nicolas Fauqué, auteur, depuis 2005, de la plus importante banque d’images sur la Tunisie, avec 17 000 clichés en ligne, financée en propre. Il travaille en collaboration avec d’autres photographes tels qu’Amine Landolsi, Fethi Belaid et Mohamed Hammi. « Il y a une très forte demande d’agences de presse étrangères et il était important d’être réactif et d’opérer une mutation, d’autant plus facile que la base existait. Maintenant, il faut de la régularité pour enrichir et mettre à jour le contenu, car tout va très vite actuellement », affirme Nicolas Fauqué, qui vient de couvrir les visites de Hillary Clinton et de Ban Ki-moon à Tunis. « Aujourd’hui, j’essaie d’intégrer au maximum d’autres signatures, mais les jeunes hésitent à collaborer avec une agence photo, car ils n’intègrent pas de partager avec l’agence le prix demandé pour un cliché. Ceux qui sont plus aguerris acceptent le principe », explique-t-il.
Dans cette refonte des médias, la palme revient toujours à internet. Les oies du Capitole des réseaux sociaux ont révélé les attentes du public et comblé les déficits de l’information durant les émeutes populaires. Aujourd’hui, elles continuent. Désormais, les citoyens devenus journalistes s’expriment, même s’ils créent une certaine cacophonie où info et intox rivalisent de rapidité. La révolution web 2.0 a ancré des habitudes que de nouveaux médias professionnels rééquilibreront en créant un modèle économique original avec des levées de fonds qui font appel au soutien de la société civile plutôt qu’à la publicité.
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