Libye : l’Afrique impuissante face à l’opération « Odyssey Dawn »

Solidarité avec les insurgés, dénonciation du caractère néocolonial des frappes, louvoiements entre l’UA et l’ONU… Qu’il s’agisse des chefs d’État, des opinions publiques ou des intellectuels, l’intervention militaire divise et embarrasse les Africains.

Manifestation de soutien aux insurgés, devant l’ambassade de Libye, au Caire, le 20 février. © Gianluigi Guercia/AFP

Manifestation de soutien aux insurgés, devant l’ambassade de Libye, au Caire, le 20 février. © Gianluigi Guercia/AFP

Christophe Boisbouvier

Publié le 11 avril 2011 Lecture : 6 minutes.

Libye : objectif Kaddafi
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Libye : objectif Kaddafi

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Pourquoi les Occidentaux imposent-ils une zone d’exclusion aérienne en Libye et pas en Israël ? Pourquoi les avions bombardiers de l’État hébreu n’ont-ils pas été neutralisés au-dessus du Liban en juillet-août 2006, ou au-dessus de Gaza en janvier 2009 ? De Casablanca au Caire, la question revient partout, dans les bureaux, dans les cafés. La rue arabe ne supporte plus cette politique du « deux poids, deux mesures » dont les Palestiniens sont les premières victimes. Mais aussi les opposants au roi de Bahreïn.

Pourtant, le régime Kadhafi ne profite pas de cet accès de mauvaise humeur. Du moins pour l’instant. Pas de manifestations de soutien au « Guide ». Ni au Maghreb ni en Égypte. Au contraire, à Rabat par exemple, l’opinion semble être en phase avec le régime. Le 19 mars, Taïeb Fassi Fihri, le ministre marocain des Affaires étrangères, a participé à la conférence de Paris organisée par Nicolas Sarkozy. Le roi soutient les frappes aériennes. Dans l’opposition, le journal Attajdid, proche du parti islamiste PJD, est sur la même ligne.

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Si l’Algérie est hostile à ces frappes, la Tunisie et l’Égypte les approuvent sans trop s’afficher. Pas de soutien ostensible. Il faut éviter les représailles du régime Kadhafi contre les centaines de milliers de Tunisiens et d’Égyptiens qui vivent en Libye. Mais à Tunis comme au Caire, le pouvoir et la rue sont solidaires des révolutionnaires de Benghazi. Mieux, en Égypte, les autorités de transition ferment les yeux sur les armes qui passent en Libye – notamment les roquettes antichars que le Conseil national de transition (CNT) se procure pour préparer une offensive sur Syrte et la Tripolitaine.

Discrétion au Nord, embarras au Sud. Nombre de chefs d’État d’Afrique subsaharienne se retrouvent dans une situation inconfortable. Pour le Tchad et la Centrafrique, la Libye est une alliée. Logiquement, Idriss Déby Itno est hostile aux frappes de la coalition, tandis que François Bozizé clame : « Attention, Kadhafi n’est pas mort ! » Pour beaucoup de présidents fâchés avec le suffrage universel, cette opération internationale est une ingérence insupportable. « Nous ne sommes pas d’accord avec le type de gouvernement qu’il y a en Libye, dit le Zimbabwéen Robert Mugabe, mais ce pays est membre de l’Union africaine et nous souhaitons qu’il trouve sa propre voie. » « Quelles que soient ses fautes, Kadhafi est un vrai nationaliste, renchérit l’Ougandais Yoweri Museveni. En Libye, les Occidentaux imposent une zone d’exclusion aérienne, mais à Bahreïn, ils détournent pudiquement le regard, alors que la situation est identique, voire pire. »

Financement de Médersas

Il n’y a pas que les « présidents à vie » qui défendent le champion toutes catégories de la longévité au pouvoir. Des chefs d’État démocratiquement élus, comme le Nigérien Mahamadou Issoufou, le Malien Amadou Toumani Touré et le Guinéen Alpha Condé veillent à ne jamais dire du mal de leur ami de Tripoli. Il faut dire que le « Guide » conserve des partisans au Sahel. À Agadez, au Niger, les « ­Kadhafistes » ont voulu manifester, mais Salou Djibo a interdit la marche. Dans le nord du Niger et du Mali, la communauté touarègue n’oublie pas tous les efforts financiers que la Libye a consentis pour faciliter la réinsertion des rebelles. Au Mali, Kadhafi finance aussi des centaines de médersas et plusieurs organisations musulmanes. Le Haut Conseil islamique est très influent. En 2009, il a fait reculer le pouvoir sur le projet d’un nouveau code de la famille. Le 25 mars, à Bamako, il devait organiser une marche en faveur du régime libyen.

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Dans la classe politique malienne, Tripoli compte aussi quelques fidèles, comme Oumar Mariko, l’une des figures de la révolution de 1991. Il défend le « Guide », tout en reconnaissant qu’il est entouré de « caciques ». Dès le 19 mars, premier jour des frappes aériennes, il a réuni à la hâte quelques centaines de pro-Kadhafi devant l’ambassade de Libye à Bamako. En revanche, Sy Kadiatou Sow, l’une des compagnes de lutte de Mariko en 1991, a eu cette phrase : « Il est anormal que les Africains soutiennent Kadhafi qui est un dictateur, ni plus ni moins ! » C’était lors des cérémonies du 20e anniversaire de la chute de Moussa Traoré. L’historienne Adame Ba Konaré, elle, déteste la brutalité du régime Kadhafi. Mais l’ex-première dame du Mali abhorre encore plus le « caractère néocolonial » des frappes aériennes. Du coup, entre Kadhafi et Sarkozy, elle n’est pas loin de préférer le premier…

Le 10 mars, à Addis-Abeba, l’Union africaine (UA) a ménagé le « Guide » : « Non à toute ingérence extérieure dans les affaires libyennes », a dit le Conseil de paix et de sécurité de l’UA. Mais, surprise : une semaine plus tard, le 17, à New York, les trois pays africains représentés au Conseil de sécurité de l’ONU – l’Afrique du Sud, le Gabon et le Nigeria – ont voté pour la résolution 1973, c’est-à-dire en faveur des frappes aériennes de la coalition.

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Deux symboles de la présence libyenne au Tchad : la Banque commerciale du Chari et le libya Hotel Kempinski, propriété du fonds Laïco.
© Vincent Fournier/J.A.

Pourquoi ce grand écart ? « Addis-Abeba et New York, ce n’est pas le même environnement politique, explique un diplomate gabonais. Le régime de Tripoli est un grand contributeur de l’UA. Il est donc plus facile de dénoncer Kadhafi à l’ONU qu’à l’UA. » Surtout, les prudences excessives de l’UA commencent à agacer. « En Côte d’Ivoire et en Libye, notre organisation n’a pas bien géré les crises, confie un proche d’Ali Bongo Ondimba. L’UA a pris du plomb dans l’aile. Nous n’avons pas toujours parlé d’une même voix. Nous n’avons pas réagi assez vite pour mettre un garrot là où le sang coulait. En Libye, on ne pouvait plus tolérer les tueries massives. Il était temps que quelqu’un fasse la police ! »

Autre paramètre – moins avouable… –, le rapport Nord-Sud. Quand ils sentent que les « grands » se mettent d’accord sur une politique, les Africains n’osent pas faire barrage. « Nous n’allons pas nous opposer à une décision prise par la communauté internationale », glisse Jean Ping, le président de la Commission de l’UA (lire son interview p. 23). « Notre pays ne pouvait pas se débiner face à une responsabilité historique », écrit Gabon Matin. « Nous abstenir ou voter pour ? Le soir du 17, nous avons hésité, reconnaît un diplomate gabonais. Mais nous étions au Conseil de sécurité, et nous avons été conscients de nos responsabilités. » Sous-entendu : « Nous ne sommes pas assez forts pour dire non à l’Amérique et l’Europe. »

Vieux comptes à régler

L’Afrique du Sud et le Nigeria ont-ils voté oui dans l’espoir de garder une chance de décrocher un jour le poste tant convoité de membre permanent du Conseil de sécurité ? Possible. Mais Abuja a aussi quelques vieux comptes à régler avec le « Guide ». En mars 2010, au lendemain de violents affrontements interreligieux dans l’État de Plateau, le numéro un libyen avait proposé ni plus ni moins que la partition du Nigeria. « Comme dans le sous-­continent indien en 1947, il faut créer un État musulman dans le nord du pays », avait-il expliqué. Fureur à Abuja. L’ambassadeur à Tripoli avait été rappelé. Et le président du Sénat nigérian avait lancé : « Kadhafi est fou. »

Au fond, si beaucoup d’Africains sont tièdes dans cette affaire, c’est à cause de la personnalité de Kadhafi. « Trop fantasque », disent les uns. « Trop cruel », disent les autres. Exemple Dakar : la ville est à majorité musulmane, Nicolas Sarkozy n’y a pas bonne presse. Pourtant, personne ne semble prêt à marcher pour le « Guide ». « Ici, un dirigeant doit être un kilifa (un seigneur proche des gens, en wolof), lâche un conseiller politique. Mais Kadhafi parle trop. Jamais il ne sera un kilifa. Sarkozy non plus, d’ailleurs… »

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