Les parents terribles

La dernière pièce de Marie NDiaye, « Les Grandes Personnes », est une affaire sordidement banale d’instituteur pédophile. L’écrivaine fouille les âmes et dissèque les non-dits. Racisme, égoïsme, violence… L’humanité n’est pas jolie à voir.

Vincent Dissez et Aïssa Maïga. © Élisabeth Carecchio.

Vincent Dissez et Aïssa Maïga. © Élisabeth Carecchio.

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 24 mars 2011 Lecture : 4 minutes.

Un matin froid de l’hiver 2001, à Cormeilles, dans l’Eure. Un homme armé d’une ferme résolution prend sa voiture et s’en va attendre l’instituteur Marcel Lechien sur le chemin qu’il emprunte tous les matins pour se rendre à l’école. Le maître accepte de s’asseoir sur le siège passager ; l’homme le conduit tout droit à la gendarmerie. Aux forces de l’ordre, il déclare simplement : « Je vous amène un pédophile. » Trois ans plus tard, Marcel Lechien, reconnu coupable de trois viols et de 36 agressions sexuelles sur des enfants, sera condamné à quinze ans de réclusion. L’homme qui l’a dénoncé après quelques mois d’enquête de voisinage n’est ni un détective privé ni un justicier autoproclamé déterminé à traquer les méchants. Jean-Yves Cendrey est écrivain. Il a eu vent de ce lourd secret que peu de gens ignoraient alors qu’il vivait à Cormeilles (1 200 habitants). Marcel Lechien avait été l’instituteur de ses enfants. Sa femme lui a dit : « Tu dois aller le chercher. » Sa femme est écrivain aussi. Elle s’appelle Marie NDiaye et son dernier roman, Trois Femmes puissantes, a reçu le prix Goncourt en 2009.

L’affaire est sordidement banale. Enfant violenté par un père militaire, adulte qui ne peut supporter que l’on s’en prenne aux enfants, Jean-Yves Cendrey en a fait deux livres : Les Jouets vivants (L’Olivier, 2005) et Corps ensaignant (Gallimard, 2007). Et comme « rien n’existe tant que l’on ne l’a pas décrit », c’est aujourd’hui au tour de Marie NDiaye de transformer la matière charnelle de sa vie en littérature. Les Grandes Personnes (Gallimard), sa nouvelle pièce, est jouée au théâtre de la Colline, à Paris, jusqu’au 3 avril 2011.

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Décor : une salle de classe, quelques petites chaises, un tableau noir. Ou bien le salon d’un duplex chic, des fauteuils et une volée de marches. Comme une menace silencieuse que personne ne verrait, de sombres oiseaux planent au-dessus des personnages. Christophe Perton, qui signe la mise en scène, est un familier de l’œuvre de Marie NDiaye – il connaît la charge d’angoisse dont les volatiles sont porteurs dans ses romans. Car si l’absurde qui régnait sur Un temps de saison s’invite parfois dans les dialogues de cette pièce, c’est surtout un inquiétant sentiment d’oppression qui domine.

Mise en scène sobre et directe

La première scène autorise quelques éclats de rire (jaune) : un couple de bourgeois évoquent en compagnie d’un couple de « vieux prolétaires » et de leur fils devenu instituteur leurs enfants disparus. La deuxième est beaucoup moins drôle : pantalon et caleçon entortillés sur les chaussures, le maître d’école s’avoue esclave des « exigences » de son corps. « Respectons les humeurs de nos organes. Allons à la selle selon des horaires réguliers. Ne malmenons pas notre sphincter. Habituons-nous à déféquer lentement, avec retenue et discrétion », dit-il. Quelques heures auparavant, cet adulte n’ayant jamais quitté le nid affirmait à ses parents : « Ces interminables conversations de grandes personnes, ça me fatigue. »

Célibataire rongé par la solitude et étouffé par ses géniteurs, le maître d’école est un pédophile qui abuse de ses élèves. Madame B., interprétée par la Franco-Sénégalaise Aïssa Maïga, vient le trouver pour le confronter à son crime. « [Karim] dit qu’à plusieurs occasions vous lui avez… dans l’anus un sexe en plastique. » Et le maître de répondre : « Où est le problème ? »

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Les Grandes Personnes se ramifient et se développent autour de ce drame. Marie NDiaye fouille le dedans des âmes, ausculte silences et omissions, dissèque les non-dits. Plusieurs histoires s’entremêlent : celle de Madame B. qui refuse de voir un « monstre » dans l’homme qui a violé son fils, mais aussi celle de l’enfant adoptif littéralement habité par ses parents naturels, celle de la fille ayant fui l’étouffant confort d’une enfance heureuse, celle de la mère adultère, celle du père ignorant que son enfant n’est pas le sien… « Une faute avait été commise et s’épanouissait et ce n’était pas bien », dit la fille. « C’est une ombre qui a fini par la tuer car notre fille est née sous le couvert de la trahison. Quelque chose en moi d’imperceptiblement déloyal a dû s’insinuer dans ma tendresse », dit la mère.

Au fond, Marie NDiaye écrit surtout sur le mensonge et l’incommunicabilité. Les deux moments les plus terrifiants de sa pièce opposent, comme en miroir, deux solitudes. Celle du bourreau et celle de la victime, étrangement semblables. Ni l’un ni l’autre ne parviennent à se faire entendre. Le maître d’école crie à sa mère : « Maman, je viole mes petits élèves. » La mère répond : « Ne raconte pas n’importe quoi, mon chéri. Je ne t’aime pas quand tu es comme cela, avide d’histoires malsaines. » Quant à Madame B., qui dénonce les agissements du maître en réunion de parents d’élèves, elle s’entend dire : « Qu’est-ce qu’elle raconte ? » ou pis : « On s’en fout ! On ne la croit pas ! »

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Sous les ailes noires des oiseaux morts, l’atmosphère est plombée. Racisme, égoïsme, individualisme, violence, mensonge : l’humanité n’est pas jolie à voir. La mise en scène de Christophe Perton, sobre et directe, renforce parfois ce sentiment de trop-plein en n’accordant que peu de place aux éléments de fantastique que Marie NDiaye distille ici et là. L’on étoufferait presque, si l’habile dramaturge n’avait ménagé une échappatoire, sous la forme d’un souvenir d’enfance partagé entre frère et sœur. « LA FILLE : Un jour ; nos parents ont acheté un camping-car et tous les étés nous avons sillonné la France. Nous nous arrêtions au bord des ruisseaux. Nous faisions griller des saucisses. Tu t’en souviens ? Parfois, dans la montagne, on pouvait boire à la source et l’eau était glacée. Il y avait des fleurs bleues dans les alpages. LE FILS : Nous dormions sur des couchettes superposées, toi et moi. En tant qu’aînée tu avais droit à celle du haut et tu laissais pendre ta main pour que je la chatouille. »

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