À Kingston, la loi des gangs jamaïcains

Huit mois après l’extradition de Christopher « Dudus » Coke vers les États-Unis, rien n’a changé en Jamaïque. La police a fait son apparition dans les ghettos, mais les caïds continuent d’y régner en maîtres.

Femmes et mères de prisonniers, après les émeutes de Tivoli Gardens. © Reuters

Femmes et mères de prisonniers, après les émeutes de Tivoli Gardens. © Reuters

Publié le 15 mars 2011 Lecture : 4 minutes.

Sandra étouffe de rage en évoquant la fusillade qui vient d’opposer la police aux membres d’un gang. En plein après-midi, deux hommes armés ont été pris en chasse dans le quartier de Tivoli Gardens, à Kingston, la capitale jamaïcaine. La police a ouvert le feu et blessé quatre personnes, dont un enfant de 9 ans. Exaspérés, les habitants ont manifesté pour exiger le retour de leur « président », comme ils le surnomment. « Depuis que la police est arrivée, elle nous terrorise ; nous voulons le retour de Dudus », s’enflamme la jeune femme.

Longtemps, Christopher « Dudus » Coke a régné sans partage sur l’ouest de la ville. Jusqu’à son extradition vers les États-Unis, en juin 2010. Depuis près d’un an, la police américaine le recherchait pour trafic de drogue et d’armes. Sa traque a coûté la vie à soixante-treize civils. Huit mois plus tard, la population des ghettos se plaint d’une forte recrudescence de la délinquance : attaques à main armée, cambriolages, viols…

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À des années-lumière des plages de sable blanc et des chansons pacifistes de Bob Marley, le quartier ouest de Kingston est un endroit très, très dangereux. Un quart des meurtres recensés en Jamaïque en 2009 (1 700) y ont été commis. De manière générale, le pays détient le deuxième plus fort taux d’homicides au monde, juste après le Honduras. On comprend que le gouvernement souhaite reprendre le contrôle des ghettos, où les forces de l’ordre ont longtemps été interdites de séjour. Visage tendu et doigt sur la détente, les policiers sillonnent, de jour comme de nuit, les rues du quartier. Dans l’hostilité générale.

« Jamais nous ne ferons confiance à la police ! » jure Stéphanie, vendeuse à Tivoli Gardens. Peter Williams, un patron de bar, ferme désormais son établissement à 20 heures, au lieu de 2 heures du matin. « Les gens ont peur ; la nuit tombée, plus personne ne sort », explique-t-il. « Dans ces zones, le gouvernement n’a aucun pouvoir, commente Peter Phillips, un ancien ministre de la Sécurité. Pour que l’opération soit efficace, il faudrait que les habitants retrouvent confiance dans la police. »

On en est loin. Les brutalités des forces de l’ordre sont ici un véritable fléau. La Jamaïque compte le plus fort taux de bavures de tout le continent américain. Selon Jamaica for Justice, une organisation spécialisée, 340 personnes sont mortes sous les balles de la police entre le mois de janvier 2010 et la première semaine du mois de novembre suivant. Sur les 73 civils tués lors de l’intervention du mois de mai 2010, 37 l’ont été dans des conditions suspectes. Le gouvernement assure qu’une enquête balistique est en cours pour retrouver les responsables. « Je doute qu’elle débouche sur quoi que ce soit, estime Carolyn Gomes, directrice de Jamaica for Justice. Rien n’a vraiment changé depuis l’époque coloniale. Le rôle de la police reste de protéger les riches contre les pauvres. » Du coup, les résidents des ghettos se tournent vers les chefs de gang.

Père, flic et magistrat

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Emprunté au lexique de la mafia italienne, le terme Don désigne le chef d’un gang et d’un quartier. Il joue tout à la fois le rôle de père, de flic et de magistrat. « Le fonctionnement est triangulaire, explique un homme de main. En haut, il y a le gouvernement, qui remet une enveloppe au Don, qui la redistribue ensuite aux habitants. Ces derniers votent alors pour le candidat du gouvernement. » « Personne n’arrive au pouvoir sans l’aval du Don », confirme un parlementaire.

À Tivoli Gardens, par exemple, le Parti travailliste du Premier ministre Bruce Golding a remporté le dernier scrutin législatif avec plus de 95 % des voix. « Grâce à Dudus », assure le quotidien conservateur The Gleaner. Une fois au pouvoir, le parti sait se montrer reconnaissant envers le Don et ses protégés. La manne peut atteindre jusqu’à 200 000 euros par an, sans parler des avantages en nature : signature de contrats d’État, délivrance de visas, etc.

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Assurés de l’immunité, certains Dons se sont lancés dans le trafic de la drogue et des armes vers les États-Unis, le Canada et le Royaume-Uni. Du coup, ils ont parfois eu tendance à s’émanciper de la tutelle gouvernementale. Et c’est là que les choses ont commencé à déraper. Le Premier ministre a promis de rompre le lien entre criminels et gouvernement. « Si ce lien existe », a-t-il précisé, sans rire, devant le Parlement. Or il est établi qu’il a versé 50 000 dollars à un cabinet d’avocats pour empêcher l’extradition de Dudus… Il a aussi promis de lancer un vaste projet social au bénéfice des ghettos, d’octroyer une aide financière pour les habitations détruites, de faire prendre en charge par l’État la collecte et l’évacuation des déchets urbains… Promesses parfaitement irréalistes d’un point de vue économique, et qui, de fait, sont restées lettre morte. Depuis, les « affaires » ont repris. Comme si de rien n’était, ou presque.

Contrats d’État

Dudus ne risquant pas de revenir en Jamaïque de sitôt, c’est Leighton ’Livity’ Coke, son petit frère, sorti de prison en mars 2010, qui a pris la relève. « Je reçois les ordres, indirectement, de Dudus et Livity », confie un intermédiaire. Question : les deux chefs sont-ils toujours en contact avec le gouvernement Golding ? Réponse : oui.

Les contrats d’État continuent d’affluer, mais de manière plus discrète. Le taillage des buissons et le nettoyage des canalisations dans le centre-ville – un contrat de plusieurs centaines de milliers d’euros – ont par exemple été confiés à des proches du Don. « Pour ce genre de tâche, un gouvernement honnête aurait engagé des professionnels », s’indigne un chef d’entreprise. Par ailleurs, un câble diplomatique rendu public par WikiLeaks témoigne de l’inquiétude qu’inspire aux autorités cubaines le laxisme jamaïcain face au trafic de drogue. Tout cela donne du gouvernement une image détestable. Mais peut-il se passer des Dons ? Répondre par l’affirmative serait hasardeux.

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