Côte d’Ivoire : Gbagbo, un homme dans le chaos
Son pouvoir est toujours aussi contesté en Côte d’Ivoire, son régime est frappé de sanctions, et ses fidèles doivent affronter les partisans d’Alassane Ouattara à Abobo, Koumassi, Yopougon et dans l’ouest du pays. Comment Laurent Gbagbo vit-il son isolement croissant ? Enquête au coeur de la mouvance du président sortant.
Le décorum républicain et les apparences de la normalité sont préservés. La nuit, les habitants d’Abidjan se claquemurent, et les incidents se multiplient dans les quartiers d’Abobo, Koumassi, voire Yopougon, mais sur le parvis du palais présidentiel du Plateau les motos de l’escorte de Laurent Gbagbo sont soigneusement rangées. Des cerbères immobiles en uniforme sont postés de part et d’autre de l’entrée du bâtiment où le président sortant accorde ses audiences. En ce mercredi après-midi, il se livre presque avec bonne humeur à une séance de photos en compagnie des responsables d’un mouvement qui s’est constitué pour le soutenir. Un mot gentil par-ci, une petite boutade par-là, un éclat de rire en prime : aucun des éléments habituels du « style Gbagbo » ne manque à l’appel.
L’homme, pourtant, semble fatigué, préoccupé, et une barbe de trois jours envahit son visage. Les âpres combats à l’arme lourde entre les Forces de défense et de sécurité (FDS) et les partisans d’Alassane Ouattara se déroulent quasi exclusivement après la tombée de la nuit. Et le décalage horaire entre Abidjan et New York, siège des Nations unies, où se livre une partie de la bataille diplomatique au sujet de laquelle son ministre des Affaires étrangères, Alcide Djédjé, l’informe en temps réel, est tel qu’il n’a pas eu, ces dernières semaines, beaucoup de temps pour dormir.
Masque de circonstance
« Il est serein », disent invariablement les membres de son cercle de fidèles et ceux de ses amis qui ont pu s’entretenir longuement avec lui ces dernières semaines. S’agit-il d’un masque de circonstance, destiné à rassurer ses troupes et à faire douter l’adversaire, ou est-il sincèrement convaincu de ses chances de l’emporter au terme d’un combat où il est souvent décrit comme seul contre tous ? Un peu des deux, sans doute. L’auteur de la pièce de théâtre Soundjata, qui a regardé un nombre incalculable de fois Les Dix Commandements de Cecil B. DeMille, et dont tous les enfants continuent de vivre à Abidjan malgré les incertitudes, se dit porté par deux facteurs, toujours les mêmes pour ceux qui le connaissent : Dieu et l’Histoire. « Ce qui va arriver, et que Dieu a décidé, arrivera. Mais moi, je suis tranquille. En fait, la situation historique de la Côte d’Ivoire d’aujourd’hui est en train de changer. Nous sommes en train de quitter une Côte d’Ivoire qui est en train de mourir, et qui se débat pour ne pas mourir, pour une autre Côte d’Ivoire qui est nouvelle », martèle Laurent Gbagbo, avant d’ajouter qu’il est « fier » d’être « celui par qui le changement s’opère ». Manière très personnelle de voir les choses…
À ses amis de toujours, avec qui il continue d’avoir de longues conversations nocturnes, Laurent Gbagbo tient à préciser que les mesures économiques inédites qu’il a prises, comme la nationalisation de filiales de banques françaises, n’étaient pas prévues dans son programme de gouvernement. « Ce sont les sanctions économiques dont la Côte d’Ivoire est frappée qui contraignent les autorités à faire preuve d’inventivité à travers de nouvelles dispositions bancaires, financières, voire monétaires », affirme un de ses proches. Face à la volonté de « bloquer » le cacao ivoirien, Gbagbo réfléchit désormais à une « réorganisation de la commercialisation de cette matière première », y compris en remettant en cause « la toute-puissance des groupes occidentaux » et en recherchant « de nouveaux débouchés ». Son entourage plastronne : « Gbagbo a payé les salaires de février, il paiera ceux de mars et d’avril. Il n’y aura aucun problème. Peut-être qu’on parlera même de monnaie ivoirienne. »
Un lâchage en règle ?
L’étau de réprobation internationale envers son régime demeure, mais Laurent Gbagbo n’a pas renoncé à le desserrer. Il espère profiter des désaccords apparus au sein de la communauté internationale et veut croire que le temps joue pour lui. Les pharmacies commencent à souffrir de pénuries de médicaments, en raison d’un embargo maritime qui ne dit pas son nom. Mais des hommes d’affaires européens continuent à solliciter des audiences, même si Gbagbo ne les reçoit qu’après avoir éconduit les caméras indiscrètes. « Chez Air France, à Paris, ils refusent les visas d’Ally Coulibaly, l’ambassadeur nommé par Ouattara, mais admettent les nôtres, parce qu’ils savent que, dans le cas contraire, les passagers seraient refoulés », constate-t-on avec gourmandise dans les couloirs du palais. Sur le continent, affirment ceux qui l’ont rencontré ces dernières semaines, Gbagbo n’est pas aussi isolé qu’il le semble. « Il estime que les puissances africaines significatives, en dehors de l’espace francophone, ne lui sont pas hostiles », glisse l’un d’entre eux.
Au cœur du fracas des armes et des menaces, le fondateur du Front populaire ivoirien (FPI), qui a survécu à trente années de carrière politique faites de grandes percées et de revers spectaculaires, n’est-il pas visité par les sirènes de l’abdication ? Il semble que non. Si son épouse Simone, qui joue un rôle prépondérant dans son obstination à conserver son fauteuil, avoue des « terreurs nocturnes », lui ne laisse rien paraître. Ne redoute-t-il pas un lâchage en règle des principaux galonnés de son armée ? Officiellement, non. Et dans son entourage, on peste contre les « officines bien identifiées » qui répandent des bruits sur la loyauté, présentée comme relative, du chef d’état-major des armées, le général Philippe Mangou. Cela dit, le chef a mis en place un système complexe qui fait que les dignitaires de son armée s’épient et se neutralisent les uns les autres, personne d’entre eux n’ayant le contrôle d’un nombre assez important d’unités pour les faire basculer en bloc dans le camp adverse. On n’est jamais trop prudent.
La perspective d’une attaque surprise menée par un commando étranger venant « sortir le sortant » par la force est par ailleurs prise au sérieux par les « sécurocrates » du palais et par ses militants. Dans la nuit du 26 au 27 février dernier, une rumeur d’attaque imminente de la résidence présidentielle a couru, faisant apparaître quasi instantanément des militaires, membres de forces spéciales, sur les toitures des immeubles environnants… mais aussi des étudiants, accourus des quatre coins de la commune de Cocody, pour se poser en boucliers humains et protéger leur « champion ».
Lire aussi : "Le mystère Mangou", dans le n° 2618 de Jeune Afrique, en kiosques du 13 au 19 mars.
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