Tunisie – Libye : Ras el-Jdir, terminus des opprimés
Égyptiens, Chinois, Turcs… Fuyant la répression en Libye, ils s’entassent par dizaines de milliers dans un camp du Sud tunisien. Soupçonnés par les insurgés d’être à la solde de Kadhafi, les Subsahariens, eux, sont bloqués de l’autre côté de la frontière. Comment rapatrier les uns et les autres ? Reportage de notre envoyée spéciale.
Au bord de l’unique route qui mène à Ras el-Jdir, poste-frontière entre la Tunisie et la Libye, Nadhir, un gros cabas en plastique à ses pieds, agite désespérément une pancarte où l’on peut lire : « Je veux rentrer en Égypte. » La veille, le 2 mars, il a franchi la frontière comme les 90 000 autres réfugiés – parmi lesquels 38 000 Égyptiens, mais aussi des Chinois, des Turcs, des Vietnamiens, des Bangladais… – qui ont fui la Libye depuis le 21 février. Indifférent à la confusion indescriptible qui règne autour de lui, Nadhir raconte son exode : « J’étais cuisinier à Tripoli, et sans mes voisins, à l’heure qu’il est je serais mort. Kadhafi a accusé les Égyptiens et les Tunisiens d’être des fauteurs de troubles et a fait de nous des cibles vivantes.
Pendant trois jours, je me suis terré chez moi. Les étrangers étaient pourchassés sans discernement par la police. Malgré les émeutes et les représailles violentes, mes voisins m’ont aidé et, dès que j’ai pu, je suis parti avec un petit groupe. À la sortie de Tripoli, des braqueurs nous ont volé nos bagages et notre argent. On a sauvé notre peau, mais qui sait si on récupérera un jour notre bien. Six ans de ma vie sont dans ce sac, je n’ai plus rien. » À quelques détails près, partout à Ras el-Jdir c’est le même récit qui revient : celui d’une répression insensée et brutale, suivie d’un sauve-qui-peut général.
Epuisés et sans le sou
Au beau milieu d’une steppe désolée, Ras el-Jdir était, jusqu’au 20 février, la principale zone de transit entre les deux pays. Depuis, c’est le point de chute de tous ceux qui fuient la Libye de Kadhafi après que ce dernier a promis de se battre jusqu’à sa « dernière goutte de sang ». Au poste-frontière, l’afflux est tel que les passeports ne sont même plus visés. Une foule immense se bouscule pour franchir les barrières, qui restent désormais levées, tandis que des militaires l’exhortent au calme et tentent de la canaliser. On n’y distingue que de rares familles et aucun Subsaharien, mais des cohortes d’hommes plutôt jeunes, épuisés et sans un sou. Ils sont aussitôt dirigés vers l’imposant campement de toile que l’armée a monté à une dizaine de kilomètres de là. Unités de soins, hôpital et cuisines de campagne, stocks de denrées alimentaires, tout a été mis en œuvre pour faire face aux premiers besoins.
L’armée à la manœuvre
Depuis une dizaine de jours, les Tunisiens se sont mobilisés pour acheminer le maximum de secours, tandis que des équipes de volontaires offraient leur aide à l’armée. Dès l’arrivée des premiers contingents de rescapés, cette dernière a assuré l’accueil des réfugiés, avec le soutien d’associations et d’ONG, dont le Croissant-Rouge tunisien, la protection civile, le Comité international de la Croix-Rouge et le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Des campements supplémentaires ont été installés à Gabès et à Djerba, et de nombreuses infrastructures d’hébergement (hôtels, maisons de jeunes, lycées) ont été réquisitionnées. « Nous avons mis en place toute une logistique. Elle commence par un contrôle d’identité et par une visite médicale systématiques. Nous nous assurons ensuite que les gens peuvent manger, car ils sont très affaiblis. Et nous procédons à une veille sanitaire rigoureuse, car il est essentiel d’éviter les épidémies », précise le général Mohamed Soussi, responsable de l’organisation du camp.
Malgré le nombre considérable de réfugiés – 90 000 le 3 mars, sans compter les 10 000 personnes qui attendaient, juste derrière la frontière –, on n’est pas pour le moment confronté à ce que les ONG qualifient de crise humanitaire. La Tunisie fait face aux premières mesures d’urgence. Si elle parvient à reconduire ses propres ressortissants chez eux, elle ne peut en revanche assurer l’évacuation des étrangers vers leurs pays d’origine. Le long de la route, une file interminable de bus et de camions attend d’embarquer des réfugiés à destination des villes les plus proches. À l’aéroport de Djerba, dans les ports de Zarzis, Gabès et Sfax, les Européens, les Turcs et les Chinois sont rapatriés avec l’assistance de leurs gouvernements, tandis que, pour les Égyptiens, le pont aérien entre Djerba et Le Caire n’a été mis en place que le 3 mars. Pour les autres, la situation est nettement plus compliquée.
Il n’empêche : à Ras el-Jdir, la tension monte. Aux portes du désert, il fait froid et il pleut. Les réfugiés se calfeutrent sous les tentes. Blottis dans des couvertures, les Égyptiens, fatalistes, bavardent et font du thé. Côté libyen, les forces loyales à Kadhafi sont réapparues de l’autre côté de la frontière, et le drapeau des insurgés a été remplacé par l’étendard vert de la Jamahiriya.
Petits malins
Rafik, un Tunisien qui arrive de Misratah (à 210 km à l’est de Tripoli), signale que la situation des Subsahariens est dramatique et qu’on les empêche de franchir la frontière. « Ce sont ceux qui ont le plus peur en ce moment », confirme Melissa Fleming, porte-parole du HCR. D’après les messages que certains ont pu envoyer, ils sont attaqués par des insurgés libyens, qui les prennent pour des mercenaires de Kadhafi. « Nous craignons que le racisme y soit aussi pour quelque chose », s’inquiète Fleming, en appelant à ce que « toutes les frontières soient ouvertes d’une manière non discriminatoire pour quiconque cherche à fuir ».
Pour la Tunisie, la situation à Ras el-Jdir pose un sérieux problème de sécurité nationale : toujours sous le régime de l’état d’urgence, le pays est en proie à des tentatives de déstabilisation qui requièrent la présence de l’armée. Les petits malins, eux, n’ont pas perdu le sens des affaires : si aux abords de Ben Guerdane plus personne n’agite, comme il y a quelques semaines, des liasses de billets pour faire le change, des camions libyens chargés de marchandises profitent de la confusion pour passer la frontière sans contrôle et décharger leur cargaison sur le marché de la ville.
Frida Dahmani, envoyée spéciale à Ras el-Jdir
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