Les trois singes

FRANCOIS-SOUDAN_2024

Publié le 7 mars 2011 Lecture : 2 minutes.

La carpe est un poisson d’eau douce dont la particularité est d’être privé de langue. D’où l’expression populaire « muet comme une carpe ». Ou comme un tilapia. Ou comme un chef d’État africain – ou arabe – en ces temps de tragédie libyenne et d’embrasement ivoirien. Cet assourdissant silence (à de rares exceptions près : Denis Sassou Nguesso, dans nos colonnes, la semaine dernière) n’a d’égal que l’absence totale de réaction de l’Union africaine (UA) et l’embarras manifeste de la Ligue arabe. Rendue inopérante par l’effet conjugué de la démission de facto de son secrétaire général, Amr Moussa, candidat à la succession de Moubarak, et de la paralysie des monarques pétroliers, tétanisés par les contagions révolutionnaires, cette dernière est quasi inaudible. Quant à l’UA, qui avait déjà attendu un mois pour saluer la nouvelle Tunisie, la prudence l’étouffe, au point qu’elle n’a même pas eu le soupçon de courage dont a fait preuve sa soeur arabe, laquelle a suspendu la Libye de ses rangs. À croire que Kadhafi, son parrain et son geôlier, lui manque déjà. Jean Ping serait-il masochiste ?

Le dictateur de Tripoli ayant décidé d’imiter le Samson de la Bible en faisant s’écrouler le temple sur la tête de ses compatriotes, il faudra bien pourtant qu’on les entende, ces muets du sérail ! Si le raïs libyen, que l’épreuve a manifestement requinqué et qui est parvenu à regrouper ses forces, tente de reconquérir la Cyrénaïque à coup de centaines de morts, de bombardements aveugles et de raids meurtriers d’hélicoptères de combat, il serait inimaginable que les dirigeants africains et arabes rééditent leurs exploits du Rwanda et du Darfour : tourner la tête ailleurs afin de ne pas être incommodés par l’odeur des charniers. Qu’on ne s’y trompe pas, en effet. Alors que tous les observateurs prédisaient la chute imminente de Kadhafi, BBY avait vu juste en prévoyant ici même, la semaine dernière, que l’insurrection risquait de dégénérer en une guerre civile incontrôlable : la révolution libyenne peut encore sombrer…

la suite après cette publicité

Figurants dans ce film d’épouvante, les immigrés africains vivent un martyre sans que nul, à commencer par les gouvernements de leurs pays d’origine, ne s’en émeuve. L’hebdomadaire britannique The Economist parle ainsi d’un véritable massacre d’Érythréens dans la ville de Sahat « libérée » : qui cherche à savoir ? Quels appels l’Union africaine ou la Ligue arabe ont-elles lancés ? Quelles mesures ont-elles prises pour que cesse cette tragédie silencieuse ? De Tripoli à Abidjan, de Brega à Abobo, nos chefs, tels les trois singes aveugles, sourds et muets de la tradition, se sont passé le mot d’ordre : laissons les Occidentaux s’occuper de nos turpitudes tout en dénonçant leurs ingérences. Une carpe, assurément, n’aurait pas dit mieux.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires