Fethi Benslama : « Le geste de Bouazizi a changé le modèle du martyr »

L’auteur de « La Psychanalyse à l’épreuve de l’islam » décrypte pour J.A. l’acte de Mohamed Bouazizi et explique pourquoi il a une résonance universelle.

Fethi Benslama. © Vincent Fournier/J.A.

Fethi Benslama. © Vincent Fournier/J.A.

Renaud de Rochebrune

Publié le 4 mars 2011 Lecture : 3 minutes.

Jeune Afrique : En quoi le geste de Bouazizi peut-il devenir un mythe pour les Tunisiens et au-delà ?

Fethi Benslama : Tout dépend de ce qu’on entend par « mythe ». S’il s’agit de raconter une histoire fédératrice, mais loin de la réalité, on peut toujours le faire. Mais je ne pense pas qu’on va se diriger vers cela. Ce serait d’ailleurs dommage pour la révolution tunisienne, dont les ressorts sont complètement en prise avec la réalité : on n’a pas entendu de slogans identitaires, religieux ou métaphysiques. Comme la plupart des Tunisiens le savent, Bouazizi était un homme désespéré qui s’est senti réduit à l’impuissance, plus exactement à rien, à la suite d’un double tort qu’on lui a fait subir : la confiscation de son étalage ambulant, son moyen de subsistance ; et une humiliation, cette gifle donnée par un représentant de l’autorité, qui plus est une femme, ce qui est grave sur l’échelle de l’outrage pour un homme dans son milieu. La vie, désormais, n’était simplement plus vivable pour lui, il ne voyait plus comme possibilité que cette protestation radicale par l’auto-immolation. Pas seulement la mort, l’anéantissement.

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Et cela suffit à lancer une révolution ?

En soi, l’acte de Bouazizi ne peut pas provoquer une révolution. Mais il suscite de l’effroi et de la culpabilité autour de lui. À ma connaissance, il n’a laissé aucun message autre que cet acte effroyable. Ce sont ses proches et la communauté dans laquelle il vivait qui se sont sentis interpellés et ont transformé ce désespoir en révolte. Sans doute y avait-il là, pour eux, quelque chose d’insupportable, et qui concernait leur propre vie. Voilà le ressort de la révolte humaine la plus noble et la plus puissante : quand ma vie est atteinte par ce qui atteint celle de mon prochain. Ils ont alors conféré à ce sacrifice un sens qui dépasse son cas. À ce moment-là, cet acte a commencé à arriver à destination, ils sont tous devenus une part de Bouazizi.

Mais très vite, l’acte de Bouazizi a eu une résonance quasi universelle. Pourquoi ?

L’enchaînement des événements a en effet donné ensuite à cette signification dont je viens de parler une portée nationale. Bouazizi est devenu un exemple, et non un mythe, celui de chaque homme réduit par le qahr – un mot qu’on peut traduire par « impuissance totale » – et qui préfère l’anéantissement plutôt que de vivre comme un rien. Il faut donc croire que le sentiment de ne plus compter, de compter pour rien, était communément partagé par les Tunisiens, dans la mesure où Ben Ali et son entourage pouvaient, eux, se permettre tout. Le qahr se résume alors à « je suis tout et vous n’êtes rien ». Le processus d’universalisation provient de cette résonance. Les femmes et les hommes arabes ont atteint un degré de conscience d’eux-mêmes et de leurs existences tel qu’ils veulent maintenant compter un à un et ne plus être considérés comme rien ou comme une mélasse humaine qui attend le jugement dernier pour être prise en compte. Bouazizi symbolise l’homme sur cette terre qui peut être anéanti par deux litres de pétrole et une allumette.

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Peut-on considérer ce sacrifice comme le contraire de celui des kamikazes ?

Bouazizi, c’est l’antikamikaze même. Je crois qu’il annonce, ou révèle, un changement du modèle du « martyr » dans le monde arabe. Bouazizi ne tue pas les autres, et il ne vise aucun paradis, parce que, théologiquement, son acte est condamnable. Bouazizi veut le feu, ici, maintenant. Sa seule rétribution sera le bouleversement des consciences par sa propre consumation. Le désir démocratique, c’est l’espérance d’éviter ce pire qu’est la réduction de l’humain à rien, ou à la cendre, en ce monde-ci. En fait, nous sommes des Bouazizi parce que nous préférons ne plus subsister plutôt que de n’être rien ; mais, en même temps, nous ne voulons pas être des Bouazizi, car nous voulons exister. Donc on se révolte. C’est logique, où est le mythe ? 

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