Égypte : hauts gradés pour transition risquée
Exerçant tous les pouvoirs depuis le départ du raïs, les militaires jouissent de la confiance populaire. Mais leur marge de manœuvre reste limitée, et leurs intentions inconnues.
Un maréchal, Mohamed Hussein Tantaoui, poli mais peu disert. Quelques silhouettes, galons sur les épaulettes, à la télévision. Des communiqués sobrement titrés par leur numéro. Tels sont les maigres éléments dont disposent les Égyptiens pour juger le mystérieux Conseil suprême des forces armées, au pouvoir depuis la démission de Hosni Moubarak et qui a promis de répondre aux « aspirations légitimes du peuple ». Ces hauts gradés, chefs de l’armée de terre, de l’air, de la marine et commandants de régions militaires du pays, ne s’étaient pas ainsi rassemblés depuis la guerre des Six Jours en 1967 et celle du Kippour en 1973. Une vingtaine d’hommes – pas tous identifiés – dirigent à présent un pays de près de 83 millions d’habitants.
Les manifestants de la place Al-Tahrir du Caire, comme de nombreux Égyptiens, accordent une très large confiance à l’institution militaire pour mener à bien la transition démocratique comme elle s’y est engagée. Le « coup d’État intelligent » qu’elle a réalisé le 11 février – selon les termes du journaliste du quotidien Al-Ahram Khaled Saad Zaghloul – atteste de son habileté, mais ne garantit pas sa sincérité.
Les militaires rassurent. À leur tête, le maréchal Mohamed Hussein Tantaoui, ministre de la Défense, n’a jamais donné l’ordre aux soldats de réprimer les manifestations et a été le premier haut gradé à aller à la rencontre des protestataires place Al-Tahrir, le 4 février. Un autre membre du Conseil, lisant le communiqué no 3, a fait un salut militaire en prononçant le mot « martyrs » – un geste qui a conquis les Égyptiens. Le Conseil suprême a rapidement donné des gages : dissolution du Parlement, promesse de référendum, réunion avec des cybermilitants… Mais les révolutionnaires veillent sur leur œuvre. Des Frères musulmans aux partis laïcs, l’opposition est unanimement
confiante – et vigilante. Elle n’a pas encore été officiellement consultée et attend que les engagements pris soient tenus, comme la libération des prisonniers politiques. Les nouveaux dirigeants préparent des amendements à la Constitution, au sein d’un comité dirigé par le juge retraité Tarek al-Bichri, loué pour son indépendance. « Mais ils ne prévoient pas qu’une assemblée constituante réécrive entièrement ce texte dénaturé », met en garde Nabil Abdel Fattah, du Centre d’études politiques et stratégiques Al-Ahram.
L’armée, enfin, avait jusqu’alors un accord tacite avec les chefs de l’État : tant que ceux-ci étaient issus de ses rangs – ce qui fut le cas de Nasser à Moubarak –, elle se tenait à l’écart de la politique. Mais la possibilité d’une transmission dynastique du pouvoir, avec Gamal Moubarak succédant à son père, a rompu ce pacte, sans doute précipité le lâchage du raïs et conduit à une reprise en main du pays par les officiers.
Un acteur économique majeur
Ahmed Chafik, un militaire, a été maintenu à la tête du gouvernement par le Conseil suprême, qui refuse pour l’instant de lever l’état d’urgence. Les priorités sont claires : la sécurité et l’économie. L’armée est un acteur majeur de la vie économique depuis la présidence de Sadate dans les années 1970. Important propriétaire terrien, elle a aussi partie liée avec de nombreux secteurs industriels, y compris civils (immobilier, automobile, agroalimentaire…). Les militaires jouissent de revenus largement supérieurs à ceux des civils, dont ils vivent déconnectés (exonération de taxes, soins médicaux de qualité, clubs privés…). La somme de 1,3 milliard de dollars injectée chaque année en aide militaire par les États-Unis alimente indirectement des prébendes qu’ils ne voudront probablement pas voir récupérer par un État réformateur.
Malgré les apparences, la marge de manœuvre du haut commandement pour orienter une révolution encore peu définie idéologiquement est assez étroite. « L’armée doit se choisir parmi les civils des alliés bienveillants, estime Marc Lavergne, directeur de recherche français basé au Caire. D’autant qu’elle n’a pas les compétences requises pour diriger durablement le pays. Il lui faudra aussi gérer les grèves, très nombreuses depuis 2005 et relancées depuis quelques semaines. Elle devra réinventer un modèle social, ou trouver au plus vite à qui confier cette tâche si elle ne veut pas être débordée. » Mais l’avenir de l’Égypte ne repose pas, même dorénavant, entre ses seules mains. « Les variables sont très nombreuses et les autres acteurs auront un rôle important », estime Nabil Abdel Fattah. Les protestataires de janvier-février tenteront de maintenir la pression sur les militaires, sans leur donner d’arguments pour durcir leur gestion du pouvoir. C’est d’ailleurs l’un des objectifs de la Marche de la victoire du 18 février.
Au sein même de l’institution, la période de transition pourrait accentuer une ligne de fracture entre les conscrits et les militaires de carrière hauts gradés. Certains appelés ont fraternisé avec les manifestants et pourraient bousculer leur hiérarchie, réfractaire au changement. « L’armée, en Égypte comme partout, est une structure de discipline où les conscrits, jeunes et peu éduqués, n’ont pas leur mot à dire, rappelle Marc Lavergne. Mais une révolte de lieutenants dans une garnison de province n’est pas à exclure. »
Si les généraux du Conseil suprême ne sont probablement pas des démocrates de la première heure, ce sont à la fois des patriotes et d’habiles manœuvriers. À charge pour les Égyptiens – gardant en tête ce qu’il est advenu du
coup d’État des Officiers libres de Nasser en 1952 – de contraindre l’armée à être à la hauteur de leur révolution.
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