Pour une révolution du langage

Fawzia Zouria

Publié le 23 février 2011 Lecture : 2 minutes.

Quelle idée d’avoir appelé les grands événements que la Tunisie vient de vivre « la révolution du jasmin » ! Quand on sait que cette appellation fut donnée au coup d’État médical qui aboutit à l’éviction de Bourguiba par Ben Ali, on crie au contresens. En outre, l’expression file la métaphore habituelle d’un peuple qui aurait hérité pour tout bien de plages et d’une fragrance, et réitère l’image fausse d’un pays sans spécificités réelles, voire sans histoire.

À preuve : demandez à n’importe quel touriste ce que la Tunisie évoque à ses yeux. Sans réfléchir, il ânonnera : « Plages et jasmin » ! Et qualifiera les Tunisiens de peuple « très gentil ». Et après ? Rien. Par contre, posez-lui la même question sur le voisin algérien : c’est de suite la guerre d’Algérie et son « million de martyrs ». Le Maroc : c’est l’authenticité, le faste de la couronne ou la fameuse Marche verte. La Libye : le pétrole et les frasques de Kadhafi, bien sûr. Le Yémen : Rimbaud, entre autres. La Turquie : l’ancienne Byzance au mieux, le génocide arménien au pire. Pour la Tunisie, c’est à peine si on retient le nom de Didon – qui, du reste, n’est pas tunisienne – et, des siècles plus tard, celui de Habib Bourguiba.

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Qui, parmi les touristes et VIP des hôtels de Hammamet, sait que la Tunisie a été la première « province » à se rebeller contre le calife musulman, au IXe siècle, déjà ? Qu’elle a toujours constitué un laboratoire de la pensée arabo-musulmane avec ses natifs que sont Ibn Khaldoun, El-Houssari ou Ibn Mandhour, et que ses femmes ont écrit les premières pages de l’émancipation féminine en terre d’islam ? La Tunisie fut également le premier pays arabe à se doter d’une Constitution (1861) et à abolir l’esclavage (1846). Elle abrite aujourd’hui une élite intellectuelle d’avant-garde qui brille dans le cinéma, le théâtre, tout comme dans la relecture des sources religieuses.

C’est dire que la révolution actuelle ne doit pas se limiter à une conscience politique et sociale, mais qu’elle doit également être une « révolution du langage » susceptible de reformuler les mots et, avec eux, les imaginaires. Dès lors, comment appeler ce que les Tunisiens viennent de vivre ? On pourrait faire allusion à un lieu en proposant « la révolution de Sidi Bouzid » ; après tout, les Hmama issus de cette région ont toujours été une tribu rebelle et fière. Ou « la révolution de Carthage », pour indiquer un acte de refondation de la cité de jadis. Il y a aussi des dates : la « révolution de janvier », en référence à d’autres mois de janvier marqués en Tunisie par des révoltes du pain, mais les repères du temps ne renvoient qu’à la chronologie là où il faut parler d’événement marquant de l’Histoire. « La révolution du numérique » ? Cela sous-entendrait qu’internet a fait les choses à la place des Tunisiens, alors même qu’ils ont exposé leur vie pour la cause.

Que reste-t-il ? Ce qui vient le plus naturellement à l’esprit, en définitive : « la révolution tunisienne ». Tout bonnement. Une formule qui a l’avantage de mettre en exergue ce pays, de lui donner la paternité géographique et historique de ce fait unique dans le monde arabe, d’user du qualificatif de « tunisianité » pour les soubresauts démocratiques à venir.

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