Ettadhamen, cité martyre de Tunisie
Poche de misère emblématique, ce quartier populaire de la périphérie de Tunis a payé un lourd tribut à la révolution. Mais ses habitants se sentent aujourd’hui abandonnés de tous. Reportage.
Tout le monde a vu Hénia à la télé. Il y a trois semaines, Al-Jazira a diffusé les images de cette mère hurlant sa douleur devant le catafalque de son fils. Depuis, de grosses larmes silencieuses ne cessent de rouler sur ses joues rondes et brunes. Elle exhibe une photo froissée de Hichem, torse nu, une étoile écarlate sur la poitrine. Unique soutien d’une famille de six personnes, il a été tué d’une balle en plein cœur, le 13 janvier. « Il rentrait du boulot. Il avait appelé pour dire qu’il y avait du grabuge et qu’il fermait boutique. Avec les barrages sur la route, il a préféré prendre un raccourci. En débouchant d’une rue, il a reçu une balle tirée sans sommation par des policiers, en plein jour…, marmonne Khaled, le fils aîné, en serrant sa mère dans ses bras. Hichem, Khaled, Qays… Le quartier a eu trois martyrs en une journée. Dans notre rue, les cortèges funèbres se succédaient pendant que le pays faisait la révolution… »
Mères courage
Le tribut payé par le quartier d’Ettadhamen, enclave populaire dans la proche périphérie de Tunis, est très lourd et ne quitte plus les mémoires, au point que l’on s’échange encore, dans un élan morbide, les photos et les vidéos des victimes. « Il y avait des milliers de personnes à son enterrement, mais aujourd’hui, qui se demande ce que nous allons devenir ? poursuit Khaled, avec un mélange de révolte et de résignation. Je suis au chômage. Avant, j’étais sculpteur sur stuc, mais ce n’est plus à la mode. J’ai cherché d’autres formations, en vain. Je veux bien me reconvertir, mais si on ne m’oriente pas, si on ne me forme pas, comment faire ? »
Les cités populaires autour de la capitale sont autant de foyers de violence potentiels. Il a suffi qu’Ettadhamen s’enflamme pour que, à leur tour, les quartiers de Helal, Ezzouhour, Ezzahrouni, Kabaria, Douar Hicher s’embrasent. À partir du 12 janvier, quand le mouvement de contestation a gagné les zones urbaines, des hordes de jeunes, venus d’autres quartiers, ont mis la cité à sac. Situé à sept kilomètres du centre de Tunis, Ettadhamen, version maghrébine des favelas, abrite 200 000 personnes, originaires principalement du Nord-Ouest, qui ont troqué la misère rurale contre la précarité urbaine. Le quartier est à lui seul une petite ville où l’indigence se drape dans de longues robes et des fichus, et s’abrite dignement derrière des constructions anarchiques aux murs à peine cimentés qui ne verront sans doute jamais un coup de peinture. « Je penserai à peindre quand ma fille se mariera, dit Mounir, un chauffeur de taxi. J’ai le temps, elle n’a que 9 ans. » Il n’a surtout pas les moyens ; entre l’entretien du taxi et les bénéfices qu’il partage avec un associé, ce père de quatre enfants dégage à peine 10 euros par jour. « On achète les yaourts à la pièce et le beurre par 50 g », dit-il. S’il a du mal à joindre les deux bouts, il fait néanmoins partie des plus chanceux.
Vérolé par la pauvreté et le chômage, le quartier est sous l’emprise de la violence et des trafics en tout genre, d’où sa mauvaise réputation. Pourtant, de jour, rien ne transparaît ; les gens vaquent tranquillement à leurs occupations, comme partout ailleurs. Les femmes y sont pour beaucoup, qui se sont lancées dans diverses activités, gèrent de modestes commerces et pratiquent des petits métiers pour subvenir aux besoins de leurs familles. Elles ont ainsi érigé un rempart diurne masquant la délinquance.
Bénie soit la microfinance
Depuis près de vingt ans, les petites gens d’Ettadhamen ont cependant leur bouée de sauvetage : Enda inter-arabe, une institution de microfinance. En s’installant dans la cité, elle leur a redonné confiance en leur capacité d’entreprendre et permis de monter de petits projets. Si bien que, au plus fort des émeutes, les habitants du quartier ont défendu les locaux de cet organisme aux cris de « C’est à nous ! Pas touche ! On ne mord pas la main qui nous a été tendue ! » Aujourd’hui, Enda inter-arabe, qui a octroyé, en Tunisie, plus de 600 000 crédits à quelque 200 000 clients, se met aussi à l’écoute du quartier. « Il ne s’agit pas de suivre des demandes de prêt ou de faire du recouvrement ; les dégâts sont tels que les gens sont en état de choc, témoigne Intidhar, directrice de la section locale. Il faut les entendre pour pouvoir sérier les problèmes et savoir où et comment agir. » Par son travail de proximité, Enda inter-arabe est devenu un interlocuteur plus crédible que les institutions officielles, dont les locaux ont été systématiquement incendiés.
Entre défaitisme et espoir
Trois semaines après la révolution du 14 janvier, le quartier porte encore les stigmates de la violence qui a sévi pendant près de cinq jours. Néjiba en tremble encore. « J’avais accompagné mon mari dans sa tournée de distribution de produits d’hygiène. Nous n’étions au courant de rien. Une bande de jeunes encagoulés nous a attaqués. Ils ont volé la voiture et m’ont frappée à coups de bâtons. À 3 mètres, un homme a été abattu. Des voisins m’ont sauvée de ces pilleurs fous qui étaient plus nombreux que les soldats. » Et de poursuivre : « Avant, on ne comprenait pas grand-chose. Maintenant, on comprend encore moins. J’entends le soir, depuis mon balcon, des anciens du parti qui affirment qu’avec l’ancien régime nous étions en paix. Et je vois, dans la mosquée d’en face, des gens se réunir et distribuer des tracts. Je ne sais pas ce que cela signifie, mais je crains le pire, rien n’est terminé. J’ai peur. »
À ses côtés, Sondous berce son nouveau-né et se veut optimiste : « Ce n’est qu’un mauvais moment à passer. La vie continue, sans doute en mieux, même si on ressent que la situation est encore très instable. Un peu de patience. » Pour sa part, Fethi n’a pas attendu pour redémarrer. Il vient à peine de finir de remettre sur pied sa petite échoppe de plaques minéralogiques. Le visage constellé de peinture, il sourit : « Les commerçants de ma rue ont subi de gros dégâts, beaucoup ont perdu toute leur mise, mais on a tous été solidaires. Pour aller plus vite, on a pris le même expert pour les dossiers d’assurance, on a partagé tous les bons plans possible. Je ne pouvais pas racheter les machines qui ont été détruites, alors on m’en a spontanément prêté quelques-unes. J’ai récupéré des rouleaux de vinyle dans la rue et je ferai appel à la sous-traitance en attendant de voir venir. Il n’est pas question de baisser les bras et de s’arrêter. »
Accoudée au comptoir de sa petite épicerie, Chérifa ne s’en laisse pas conter. « Tant que la police ne reviendra pas, tonne-t-elle, Ettadhamen sera plongé dans l’anarchie. Tous les jours, des vols, des braquages et des agressions contre les femmes sèment la terreur. Il ne faut pas se leurrer ; la vie n’a repris qu’en apparence. On a été meurtris sans savoir ni par qui ni pourquoi. Aujourd’hui, rien n’a changé, c’est même pire. La nuit, on ne dort plus, on guette le moindre bruit. Les jeunes ont le choix entre la mosquée et la délinquance. Parfois, ils jouent sur les deux tableaux. On ne fait plus confiance à la police puisqu’elle nous a tiré dessus, mais on a besoin de sécurité et nous ne savons pas à qui nous adresser. Tout a brûlé et les agents sont partis. Personne n’est venu nous voir, on se débrouille entre nous. Nous sommes les oubliés de la révolution. »
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