Tunisie : ils ont conduit Ben Ali à sa perte
De par leur position et leur rôle, trois hommes portent, avec l’épouse du raïs déchu, une grande part de responsabilité dans les dérives et les exactions de l’ancien régime tunisien. Et dans la chute peu glorieuse de l’homme du 7 Novembre. Portrait de trois mauvais génies de triste mémoire.
La « débenalisation » des institutions et de l’appareil d’État tunisiens est en marche. Outre la famille Trabelsi, dont les principaux membres sont en fuite ou sous les verrous, une multitude de conseillers de Zine el-Abidine Ben Ali en ont fait les frais. Si la plupart ont été mis à la retraite ou renvoyés à leur administration d’origine, certains ont été placés en résidence surveillée. C’est le cas notamment d’Abdallah Kallel et d’Abdelaziz Ben Dhia, qui étaient, avec Abdelwahab Abdallah, les trois grands conseillers – et principaux « mauvais génies » – de l’ex-président. De par leur position et leur rôle, ces trois hommes portent, avec l’épouse de l’ex-président, Leïla Trabelsi, une grande part de responsabilité dans le cauchemar que la Tunisie a vécu vingt-trois années durant.
Selon nos sources, Ben Ali, que l’on dit atteint d’un cancer de la prostate et devenu père d’un unique garçon, Mohamed Zine el-Abidine, en 2005 (il avait eu cinq filles jusque-là), ne gérait les affaires de l’État que deux heures en moyenne par jour. Le plus souvent, il gardait le lit sous l’effet des traitements médicaux, ou s’occupait de son fils, en qui il voyait un possible successeur à la tête du pays.
Depuis au moins six ans, c’est Leïla, dont l’influence sur son époux est allée crescendo, qui faisait figure de présidente bis, sinon de présidente tout court. L’ex-première dame était secondée par Iyadh Ouederni, chef du cabinet présidentiel et, de fait, son secrétaire particulier, et, surtout, par les trois mauvais génies du président déchu.
Abdelwahab Abdallah
70 ans, ministre de la Propagande
On l’appelait par le nom de code « AA », désormais indissolublement lié à la propagande mise en place au service de Ben Ali et de son épouse. Pendant plus de vingt ans, Abdelwahab Abdallah a régenté, en maître manipulateur, tous les médias et moyens de communication, publics ou privés, y compris l’Agence tunisienne de communication extérieure (ATCE), qui contrôle les budgets publicitaires et délivre les autorisations pour les journalistes.
En contact téléphonique permanent avec ceux qu’il avait placés à leur tête, il veillait à ce que personne ne se départe du style grandiloquent et de la langue de bois caractérisant les discours de Ben Ali. Aucune information relative à l’ex-président ne pouvait être diffusée sans son aval. Il allait jusqu’à visionner – et expurger à sa guise – les images de l’actualité présidentielle dans un studio spécialement aménagé au palais de Carthage.
Son pouvoir en tant que ministre conseiller chargé des Affaires politiques s’est considérablement renforcé après le mariage, en 1992, de Ben Ali avec Leïla Trabelsi – dont il est devenu le « communicant » – et son entrée de facto dans le clan Trabelsi. Ses liens étroits avec Belhassen Trabelsi lui ont permis de propulser son épouse, Alya, membre du directoire, puis présidente d’une banque de la place dont elle était la chef du département des ressources humaines, avant d’être parachutée PDG de la Banque de Tunisie, où elle manœuvre pour permettre à Belhassen Trabelsi d’en prendre le contrôle.
Après un passage sans relief à la tête de la diplomatie tunisienne entre 2005 et fin 2009, Abdelwahab Abdallah n’a dû son retour au palais présidentiel, en janvier 2010, qu’à l’intervention de Leïla, qui obtient également son entrée au bureau politique du parti au pouvoir. « Je suis né sous le signe du Palais de Carthage », confiait-il alors avec un sourire intrigant. Il convoitait la place d’Abdelaziz Ben Dhia, de trois ans son aîné et mieux placé que lui dans la hiérarchie du pouvoir avec le titre de ministre d’État, conseiller spécial et porte-parole du président de la République. À l’instigation du maître de la propagande, Leïla a commencé à partager la une des journaux et des chaînes de télévision avec son mari, jusqu’au jour où un certain Mohamed Bouazizi, marchand ambulant à Sidi Bouzid, est venu déjouer tous les plans qui se tramaient.
Abdallah Kallel
67 ans, l’homme de main
Dur parmi les durs, Abdallah Kallel a été mêlé de près aux exactions de l’ancien régime. Fonctionnaire dépourvu de tout scrupule, il a été mis sur orbite par Ben Ali en personne, qui lui a fait passer l’essentiel de sa carrière dans les services de sécurité. Il a ainsi été à deux reprises son ministre de la Défense (1988-1991 et 1996-1997) et son ministre de l’Intérieur (1991-1995 et 1999-2001). Entre 1991 et 1995, il s’est révélé expert en matière de répression, faisant emprisonner plusieurs milliers de cadres du mouvement islamiste Ennahdha. Selon des témoignages, il aurait personnellement assisté à des séances de torture dans les locaux du ministère de l’Intérieur. Visé par une plainte déposée auprès de la justice suisse par des Tunisiens exilés, il a failli être arrêté en 2001 à Genève, où il était venu subir un triple pontage coronarien. Avertis de l’existence d’une procédure judiciaire contre lui, les diplomates tunisiens l’ont exfiltré en France, qui n’était qu’à quelques minutes de route.
Ministre de l’Intérieur en 1992, Kallel est à l’origine d’une disposition liberticide destinée à domestiquer la Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme (LTDH) sous la forme d’un amendement à la loi sur les associations. Adopté par une Chambre des députés aux ordres, cet amendement contraint la LTDH à accepter toute personne souhaitant adhérer sans possibilité de réserve. C’est ainsi que des militants du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), ex-parti au pouvoir, ont pu infiltrer et paralyser la Ligue. Mais soumis à des pressions internes et externes, Ben Ali est contraint de faire machine arrière ; à partir de 1993, la loi n’est plus appliquée – les activités de la LTDH seront tout de même gelées par d’autres moyens judiciaires. Devenu trop encombrant, Kallel a été chargé de gérer les finances occultes du parti au pouvoir et occupait, depuis 2005, la présidence de la Chambre des conseillers, jusqu’à sa démission forcée en janvier dernier, au moment où la LTDH et sa direction étaient réhabilitées.
Abdelaziz Ben Dhia
74 ans, Monsieur présidence à vie
À son arrivée au pouvoir, en 1987, Ben Ali abolit la présidence à vie et limite le nombre de mandats présidentiels à trois, de cinq ans chacun. Mais quinze plus tard, au moment où il aurait dû quitter ses fonctions aux termes de la Loi fondamentale, l’ancien président succombe, comme son prédécesseur, à la tentation de la présidence à vie. Et charge Abdelaziz Ben Dhia, universitaire spécialiste de droit privé, de lui confectionner une Constitution sur mesure.
Ce dernier mobilise des experts de droit constitutionnel, dont Zouheïr M’Dhaffar, pour réviser, à deux reprises, la Loi fondamentale de manière à permettre à Ben Ali de voguer vers la présidence à vie. En 2002, la limite du nombre de mandats est supprimée et l’âge maximum pour être candidat est fixé à 75 ans. Avant la chute de Ben Ali, Ben Dhia s’activait avec ses spécialistes pour récidiver, afin de permettre à Ben Ali de briguer un sixième mandat après suppression ou prolongation de la limite d’âge, voire de faciliter l’accession de Leïla Trabelsi à la magistrature suprême.
Ben Dhia savait pourtant que ce qu’il faisait n’était pas conforme à l’esprit de la Constitution. Trois fois ministre sous Bourguiba, il a été président du Conseil constitutionnel sous Ben Ali de 1987 à 1990. Il a ensuite rejoint le Palais de Carthage, où il est devenu l’homme clé de la « cuisine politique », exception faite des trois années passées comme secrétaire général du parti au pouvoir. Une histoire drôle illustrant sa double allégeance à Ben Ali et à Leïla a fait le tour du pays : un jour, le couple présidentiel l’emmène en voiture pour faire un tour en ville. Dans un quartier populaire, ils voient de loin un rassemblement. Ben Ali pense qu’il s’agit d’un enterrement, Leïla, d’une cérémonie de circoncision. Pour se départager, ils finissent par ordonner à Ben Dhia d’aller se renseigner. « C’est la circoncision d’un mort », leur dit-il en revenant.
Lorsque Sakhr el-Materi épouse la fille aînée des Ben Ali, c’est lui qui est chargé de chaperonner le jeune homme pour l’initier à la politique. Le duo est souvent vu à la télévision en train de prononcer des discours devant les cellules du parti. On en avait alors déduit que l’on préparait Sakhr à la succession. Erreur : ce n’était qu’une distribution des rôles pour réduire le champ politique tunisien à une lutte de clans au sein du sérail.
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