Sonallah Ibrahim : « L’Histoire est de nouveau en marche dans le monde arabe »

Emprisonné sous Nasser pour avoir milité au Parti communiste, l’écrivain égyptien n’a cessé de dénoncer la corruption et la dictature qui minent son pays. À l’occasion de la sortie de son dernier roman, il revient pour J.A. sur le soulèvement populaire égyptien.

Le romancier égyptien chez lui, au Caire, le 27 janvier. © Pauline Beugnies/Out of Focus pour J.A.

Le romancier égyptien chez lui, au Caire, le 27 janvier. © Pauline Beugnies/Out of Focus pour J.A.

Publié le 14 février 2011 Lecture : 6 minutes.

Roman à la fois historique et contemporain, Turbans et Chapeaux, du Cairote Sonallah Ibrahim, revient sur l’expédition égyptienne de Napoléon. Raconté par un jeune disciple de l’historien Jabarti, dont le récit de l’occupation française est l’une des principales sources sur cette période turbulente de l’histoire égyptienne, le roman prend le contre-pied de l’opinion courante selon laquelle la force expéditionnaire française aurait ouvert le pays des Pharaons à la modernité. Turbans et Chapeaux se transforme alors en une critique de l’impérialisme occidental au Moyen-Orient.

Écrivain engagé, passé par les geôles nassériennes dans les années 1960, Sonallah Ibrahim est l’auteur d’une dizaine de romans qui s’inscrivent dans le courant réaliste de la fiction égyptienne moderne. Ancien communiste, vivant loin des cénacles officiels de la culture, il a longtemps attendu le grand soir. Sa fiction, profondément politique, raconte les heurs et malheurs du monde arabe accablé par la corruption, la dictature et l’absence de perspectives d’avenir. Ses personnages, confrontés au chaos du monde, victimes d’une société bureaucratique et autoritaire, s’enlisent dans la frustration et l’amertume.

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À 73 ans, alors qu’il commençait à désespérer de voir de son vivant des bouleversements révolutionnaires balayer les régimes autoritaires et corrompus qui bâillonnent les populations arabes, Sonallah Ibrahim voit avec satisfaction et inquiétude le soulèvement qui a conduit à la chute du Hosni Moubarak, après la révolte tunisienne. Entretien.

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Jeune Afrique : Pourquoi cette révolution a-t-elle éclaté si vite ?

Sonallah Ibrahim : Les Égyptiens forment un peuple extrêmement résistant. Ils peuvent accepter de vivre pendant des décennies sous un régime dictatorial, corrompu. Ils grognent, ils plient, ils supportent, et puis un jour c’est l’explosion. Quand ça casse, tout éclate et explose. C’est ce qui s’est passé. Vous verrez, cette révolution ne s’arrêtera pas de sitôt. Je crois même que ce qui se passe chez nous et ce qui s’est passé en Tunisie va contaminer les autres pays de notre région où règnent l’autoritarisme et l’arbitraire. L’Histoire est de nouveau en marche dans le monde arabe.

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Êtes-vous allé place Al-Tahrir, l’épicentre de la révolution ?

Vous savez, je suis un vieux monsieur, mais j’ai quand même manifesté. Je me suis bien évidemment rendu place Al-Tahrir, où soufflait un vent de liberté. Nous attendions ce moment depuis très longtemps. C’est un moment historique que nous, les intellectuels de gauche, avons appelé de tous nos vœux. Mais ne vous méprenez pas. Ce ne sont pas les intellectuels qui ont fait bouger les choses. Ce mouvement vient du fond de la conscience égyptienne. Il a ses assises dans notre longue histoire, au cours de laquelle le petit peuple n’a jamais vraiment réussi à se faire entendre. Des fortunes colossales se sont faites sur le dos de ce peuple qui travaille très dur, mais qui se fait humilier par les nantis, les policiers, les fonctionnaires. Aujourd’hui, il réclame son dû.

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Qui étaient les manifestants ?

Chômeurs, femmes, chrétiens, musulmans, bourgeois déclassés, ouvriers, chauffeurs de taxi, universitaires… Tout le peuple égyptien était dans la rue au Caire, à Alexandrie, à Suez, à Ismaïliya, et ne voulait rentrer chez lui que lorsque Moubarak serait parti.

C’était tout ce que demandaient ceux qui sont descendus dans la rue ?

Le départ de Moubarak, mais aussi l’arrestation de l’ancien ministre de l’Intérieur Habib el-Adly, que Moubarak a limogé et qui a du sang sur les mains. C’est lui qui avait ordonné aux policiers de tirer sur les manifestants, alors que ceux-ci ne demandaient que du pain, du travail, des salaires décents. Il faudrait traiter cet homme en criminel de guerre et le faire juger par un tribunal militaire.

Croyez-vous que quelqu’un comme le Prix Nobel de la paix Mohamed el-Baradei puisse être aujourd’hui le porte-parole du mécontentement populaire ? Il semble avoir été adoubé par l’opposition…

Surtout par les Américains, qui voient en lui un rempart contre l’instabilité et le radicalisme musulman. Les Égyptiens ne veulent pas de leaders qui arrivent opportunément de l’étranger pour cueillir les fruits d’un soulèvement populaire autochtone. On a besoin de changement, pas d’un nouvel homme fort.

Les islamistes peuvent-ils profiter de cette opportunité pour prendre le pouvoir ?

Oui, c’est une possibilité. Mais, très franchement, les Égyptiens s’en fichent ! Ce qu’ils veulent, c’est être débarrassés du régime. Pour l’instant, aucun leadership n’a encore émergé, ni au sein des Frères musulmans ni au sein de l’opposition en général, pour canaliser le mouvement de mécontentement. L’opposition a été affaiblie et cassée par le pouvoir, ne permettant à aucun leader charismatique d’émerger. D’une certaine façon, c’est une chance pour l’Égypte, mais aussi un danger, car le premier aventurier venu pourrait détourner la colère des masses à son profit.

Comment en est-on arrivé là ?

À peu de chose près comme en Tunisie, qui a été une source d’inspiration pour les Égyptiens. Une petite oligarchie a fait main basse sur le pays. Elle s’est maintenue en place avec l’aide des grandes puissances. La réaction du ministère français des Affaires étrangères, qui se proposait d’envoyer aux autorités tunisiennes des renforts policiers pour mater la révolte populaire, est emblématique de nos rapports avec l’Occident. Depuis les velléités d’indépendance de Nasser, les pays occidentaux se sont arrangés pour avoir en Égypte des dirigeants acquis à leur cause.

Il y a dans vos propos une pointe de regret pour les années Nasser. Paradoxalement, c’est l’époque où vos romans étaient censurés et où vous étiez mis en prison pour avoir milité au Parti communiste !

Certes, au temps de Nasser, les libertés fondamentales étaient bafouées. Mais l’Histoire se souviendra de Nasser avant tout comme d’un grand nationaliste. Il a su défier les grandes puissances et a créé les conditions du développement d’une classe moyenne dynamique. Il a aussi imposé au monde arabe l’idée de panarabisme. Les successeurs de Nasser ont conduit le pays sur la voie de la régression.

Vous avez été au Parti communiste dans votre jeunesse. Aujourd’hui, vous faites partie du mouvement contestataire Kefaya (« ça suffit ! »). Croyez-vous que l’écrivain doive être aussi un militant ?

Non, pas nécessairement. Moi-même, j’ai très tôt renoncé à l’action militante pour être un écrivain. Aujourd’hui, je fais certes partie de Kefaya, mais ce n’est pas un parti politique. C’est un outil de sensibilisation dont l’une des premières actions a consisté à appeler la population à boycotter les élections. La politique est omniprésente dans le monde arabe. Difficile de l’ignorer, qu’on soit un écrivain ou un simple citoyen. Allumez la télé, vous avez le choix entre la guerre, les invasions, les révolutions ou les mensonges dont nos leaders nous abreuvent à longueur de journées. La politique s’est insinuée jusque dans nos rêves.

C’est ce qui explique sans doute que la politique soit au cœur de votre œuvre, comme dans votre nouveau roman, Turbans et Chapeaux, qui raconte l’Égypte au temps de l’expédition napoléonienne. Pourquoi vous êtes-vous intéressé à cette période ?

Cette page de l’histoire égyptienne, qui a duré de 1798 à 1801, demeure encore un sujet sensible. Je voulais remettre en question l’idée courante selon laquelle la conquête de l’Égypte par Napoléon a ouvert ce pays à la modernité. S’il est vrai que les scientifiques français qui accompagnaient Napoléon ont apporté des connaissances et des techniques supérieures aux savoirs égyptiens de l’époque, politiquement parlant cette invasion fut un moment de régression pour l’Égypte. Avant l’arrivée de Napoléon, le pays était mûr pour un soulèvement contre la domination ottomane. Le débarquement de l’armée française a retardé l’évolution politique et économique du pays. Il a fallu attendre le long règne de Méhémet Ali (1805-1848) pour faire entrer l’Égypte dans la modernité et couper le cordon ombilical avec les Turcs.

L’expédition napoléonienne est-elle emblématique des relations difficiles entre les Arabes et l’Occident ?

Lorsque j’ai écrit ce roman, les images de l’invasion de l’Irak étaient très présentes dans mon esprit. Avec Napoléon, la diffusion des bienfaits de la civilisation rationnelle au Moyen-Orient était un prétexte à la conquête de l’Égypte, afin de couper les voies de communication britanniques vers les Indes. De la même manière, le véritable objectif de l’invasion de l’Irak par Bush au XXIe siècle était non pas la destruction des armements chimiques de Saddam Hussein, mais le contrôle des champs pétrolifères du pays. Les objectifs de ces guerres impérialistes n’ont jamais été civilisationnels, mais tout simplement prédateurs.

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