Suisse : le paradis (bancaire) n’est plus ce qu’il était
Gel des avoirs de Hosni Moubarak, de Laurent Gbagbo et de Zine el-Abidine Ben Ali, entrée en vigueur de la « loi Duvalier »… La Confédération ne veut plus être le coffre-fort des dictateurs. Surtout quand ils ont perdu le pouvoir.
Il y a quelques mois, dans un salon feutré du club de la presse, à Genève, lors d’une conférence sur la restitution des biens mal acquis, Valentin Zellweger se plaint amèrement devant un aréopage de journalistes. Patron de la Direction du droit international public, un service du département fédéral des Affaires étrangères, il est chargé, entre autres, d’améliorer l’image de la Suisse. De faire le tri entre « mythes et réalité » en matière d’argent sale. La mission n’a rien d’une sinécure… Zellweger fait référence à une scène de l’avant-dernier James Bond, Casino Royale, dans laquelle l’adversaire du célèbre agent secret britannique manigance une transaction financière, évidemment illicite, avec un banquier, évidemment suisse. « Qui s’en étonne ? » s’agace-t-il. Selon lui, il s’agit là d’un cliché, d’une idée reçue. Bref, d’une injustice.
Cas d’école
Depuis plusieurs années, la Suisse s’efforce de casser son image de paradis fiscal à l’usage des mafieux et des dictateurs. Le 19 janvier, le Conseil fédéral (l’équivalent du gouvernement) s’est résolu à bloquer, « avec effet immédiat », les « éventuels avoirs en Suisse » de l’Ivoirien Laurent Gbagbo et du Tunisien Zine el-Abidine Ben Ali (puis, le 11 février, ceux de Hosni Moubarak, démissionnaire). Valables pour une durée de trois ans, ces mesures sont censées « empêcher que la place financière suisse ne serve de coffre-fort pour des fonds potentiellement acquis de manière illégale ». Quelques jours plus tard, le 1er février, une nouvelle loi est entrée en vigueur. Elle concerne « la restitution des valeurs patrimoniales d’origine illicite de personnes politiquement exposées » (loi sur la restitution des avoirs illicites, LRAI). Une première mondiale, selon les autorités helvétiques. Réclamé par les ONG depuis des années, le texte avait été adopté par l’Assemblée fédérale au mois d’octobre 2010. Hasard du calendrier, cette loi spécialement conçue pour les fonds déposés par la famille Duvalier (elle est d’ailleurs surnommée « loi Duvalier ») est donc entrée en vigueur quelques jours après le retour en Haïti de l’ancien dictateur.
« Un cas d’école », estime un spécialiste. Dès 1986, peu après la fuite de Baby Doc, la Suisse, à la demande des nouvelles autorités haïtiennes, avait bloqué les fonds de la famille déposés dans ses banques – enfin, ceux qui avaient pu être identifiés. En tout, quelque 4,2 millions d’euros. Pendant son exil en France, Duvalier avait, à plusieurs reprises, tenté de les récupérer en saisissant la justice. En février 2010, il avait obtenu gain de cause, le tribunal fédéral s’étant opposé à la restitution d’une partie de ces avoirs à l’État haïtien. Et ayant justifié sa décision par l’absence d’un traité d’entraide judiciaire entre les deux pays – entre-temps, Haïti avait lâché l’affaire. Le gouvernement a immédiatement réagi en accélérant la mise en œuvre de la LRAI, qui devrait lui permettre de passer outre au jugement et de restituer le magot à Haïti. Au moment où l’île caraïbe est, une nouvelle fois, en proie au chaos, voilà pour la Suisse un excellent moyen de « soigner sa réputation », commente, non sans ironie, Fati Mansour, la chroniqueuse judiciaire du quotidien Le Temps.
Alors, simple coup de com’ ? Non, jurent les autorités helvétiques, qui rappellent que, depuis quinze ans, elles ont, au total, restitué environ 1,7 milliard de francs suisses (1,3 milliard d’euros) à divers États. « Aucun pays n’en a fait autant », assure Zellweger. De fait, en 2005, la Confédération a rendu au Nigeria 510 millions d’euros provenant de comptes appartenant à l’ancien dictateur Sani Abacha. Deux ans auparavant, elle avait restitué aux Philippines 498 millions d’euros détournés par Ferdinand Marcos. Le Pérou, l’Angola, le Mexique et le Kazakhstan en ont également profité. « La Suisse a développé un système reposant sur deux piliers : la prévention et l’entraide », explique une note du département des Affaires étrangères. Las, « le phénomène croissant des États dits défaillants a montré les limites du système ».
Dans tous les cas évoqués plus haut, c’est grâce à l’entraide judiciaire que la Suisse a pu restituer les sommes spoliées. « Le problème, c’est quand l’État en face ne répond pas », note Olivier Longchamp, un responsable de la Déclaration de Berne, une ONG suisse très en pointe sur cette question. La « loi Duvalier » est censée y remédier. Elle permettra au gouvernement de restituer certains fonds de façon autonome. « C’est un petit pas dans la bonne direction », juge le militant, qui insiste sur le mot « petit ». Car la loi est incomplète, estiment les ONG. « Pour pouvoir en faire usage, il faut que l’État d’où sont originaires les fonds ait déposé une demande d’entraide pénale et que cet État soit ensuite jugé défaillant ; c’est paradoxal. » D’autre part, « la loi ne permet pas à la société civile des pays concernés, ni même aux juristes ou aux avocats des victimes, d’engager le processus de blocage ».
Spécialiste des questions financières, le magistrat Bernard Bertossa est convaincu que « la portée concrète [de cette loi] sera quasi nulle, les conditions prévues pour son application étant bien trop restrictives ». Conçue pour le cas particulier de Duvalier, elle risque, au mieux, « de dépendre de critères plus diplomatiques que juridiques », et, au pire, de ne pouvoir s’appliquer qu’à cet unique cas. « L’idée est de continuer sur la base d’un système qui a fait ses preuves. Nous n’avons aucun intérêt à le saper, nous voulons le compléter », rétorque Zellweger. « On punit les dictateurs ? Certes, mais seulement après leur renversement », persifle pour sa part un journaliste, qui parle carrément de « coup d’épée dans l’eau ».
Bonnes intentions
Car le problème est plus profond. « La solution, ce n’est pas de restituer les fonds illicites, mais de ne jamais les accueillir, estime Olivier Longchamp. Les fonds Duvalier ou les fonds Ben Ali n’auraient jamais dû arriver chez nous. » La Suisse est-elle à la hauteur des bonnes intentions qu’elle affiche ? « Certains de ses dirigeants, comme Micheline Calmy-Rey, l’actuelle présidente de la Confédération, oui. » Le problème est que la Suisse compte quelque 350 banques. Et que le poids de celles-ci est loin, très loin d’être négligeable. Ne représentent-elles pas plus de cent mille emplois ? « Si la LRAI a été votée, c’est parce qu’elle a été soutenue par les banques. Et si les banques l’ont soutenue, c’est uniquement pour améliorer leur image. »
Reste que les avancées sont indiscutables. Dans les années 1980, les banques étaient de véritables vaches sacrées. Le black-out concernant leurs activités était total. Le climat a changé. La loi aussi, grâce, en partie, aux pressions internationales. « La législation a prouvé son efficacité, on recense nettement moins de cas de blanchiment d’argent », estime Valentin Zellweger.
Sans doute. Mais les mentalités, elles, ne changent que lentement. En 1984, une initiative populaire contre « l’abus du secret bancaire et de la puissance des banques » avait été rejetée par 73 % des électeurs. Il y a un an, un sondage révélait que 61 % des Suisses restaient opposés à l’abolition dudit secret. On l’aura compris : mafieux et dictateurs ont encore un peu de temps devant eux avant de songer à changer de banque !
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