Égypte : le Pharaon est nu

Rejeté par la majorité de son peuple, poussé dehors par l’armée, lâché par les Américains, Hosni Moubarak a fini par quitter le pouvoir, le 11 janvier. Retour sur un règne dont la fin ne signifie pas forcément celle du régime, encore largement dominé par l’armée égyptienne.

Affrontements entre pro et anti-Moubarak le 2 février. © Sipa

Affrontements entre pro et anti-Moubarak le 2 février. © Sipa

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Publié le 8 février 2011 Lecture : 13 minutes.

Les causes

Tout régime autoritaire est voué à disparaître. Une règle que Hosni Moubarak, après vingt-neuf ans de règne sans partage, a vérifiée à ses dépens. Quand ceux d’en bas ne supportent plus ceux d’en haut, la révolution n’est pas loin. Surtout lorsque le mur de la peur a cédé. De ce point de vue, l’exemple tunisien a sans doute conduit à une accélération de l’histoire au pays des Pharaons. Un « mur de Berlin » est tombé dans le monde arabe, explique Vincent Geisser, sociologue et chercheur au CNRS (France). En Égypte, ce raz-de-marée de la liberté repose d’abord sur la déconstruction de deux mensonges d’État.

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Premier mensonge : l’absence d’alternative au pouvoir autoritaire. Les grandes idéologies héritées de la décolonisation – panarabisme, socialisme… – ont progressivement laissé la place à un face-à-face stérile entre un régime autocratique et la mouvance islamiste à laquelle il est censé faire barrage. Officiellement interdits, les Frères musulmans égyptiens n’en ont pas moins prospéré sur la misère des faubourgs du Caire. À la recherche d’une troisième voie, les Égyptiens – connectés au monde via internet et les médias internationaux, de plus en plus éduqués et désireux d’inventer leur modernité – ne supportent plus ce marché de dupes qui a surtout permis à un clan de capter la richesse nationale. L’état d’urgence en vigueur depuis près de trente ans, l’absence de liberté, les élections confisquées – comme cela fut encore le cas lors des législatives de novembre et décembre derniers – ont exacerbé la colère populaire et nourri le besoin impérieux de démocratie.

Second mensonge : l’émergence économique. Derrière une croissance supérieure à 5 % en moyenne se cachent des inégalités d’autant plus insupportables que la corruption et le népotisme de l’élite dirigeante confinent à l’obscène. En Égypte, 40 % de la population disposent de moins de 2 dollars par jour, une famille sur cinq vit dans l’insalubrité et le salaire minimum mensuel n’est que de 50 euros. Le chômage des jeunes, lui, est endémique. Or 20 millions d’Égyptiens ont entre 18 et 29 ans, soit le quart de la population. Près de 90 % des sans-emploi ont moins de 30 ans. Une bombe démographique et sociale qui a fini par exploser au visage de Moubarak.

Les acteurs

Ce n’est pas un hasard si, dès le 28 janvier, les autorités égyptiennes ont exaucé le vœu de toute dictature en bloquant à 88 % l’accès à internet. Avec 17 millions d’internautes et plus de 160 000 blogueurs, la Toile égyptienne est à la pointe de la contestation du président Moubarak. Harcelés, emprisonnés, accusés de terrorisme, les blogueurs sont depuis des années les bêtes noires du régime. Informelle, peu structurée, cette cyberopposition bénéficie en tout cas du soutien des pays occidentaux, en particulier des États-Unis.

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Selon un câble de WikiLeaks, elle serait composée essentiellement de jeunes entre 20 et 35 ans, étudiants, journalistes ou citoyens ordinaires. Ne se reconnaissant pas dans les partis politiques, ils utilisent le web comme un moyen d’expression ou de témoignage à l’intention de l’opinion publique internationale. Symbole de la capacité de mobilisation d’internet : le Mouvement de la jeunesse du 6 avril, créé en 2008 après les émeutes des ouvriers du coton. Alors que Ben Ali fuyait la Tunisie, le collectif a appelé sur Facebook à manifester le 25 janvier pour chasser Moubarak du pouvoir. En quelques heures, 90 000 personnes avaient répondu.

L’armée omniprésente

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Première à l’échelle continentale, septième au niveau mondial, l’armée égyptienne est un rouage essentiel du système, et ce pour trois raisons. La première est d’ordre historique. La République d’Égypte, née en 1953, est le produit de la révolution des Officiers libres qui a balayé, le 26 juillet 1952, la dynastie de Méhémet Ali, incarnée par le roi Farouk Ier. La deuxième tient au fait que les quatre présidents de la République successifs (Naguib, Nasser, Sadate et Moubarak) sont issus de ses rangs. La troisième est liée à son statut d’opérateur économique très actif dans la réalisation d’infrastructures, l’agroalimentaire et autres industries, et les nouvelles technologies, notamment spatiales.

Mais les 450 000 soldats et officiers de l’armée, placés sous le commandement de leur chef suprême, Hosni Moubarak, ne sont pas logés à la même enseigne. De nettes disparités caractérisent les quatre corps qui la composent. L’armée de terre et ses 320 000 fantassins, dont 60 % de conscrits, est beaucoup moins favorisée que les forces aériennes, corps d’origine de Moubarak et du tout nouveau Premier ministre, Ahmed Chafiq. La défense aérienne du territoire est la plus engagée dans la sphère économique. Quant à la marine, elle reste le parent pauvre des forces militaires. Ces disparités nourrissent le manque d’homogénéité de l’armée et expliquent la confusion qui entoure sa position par rapport à la révolte populaire. Quelques heures après que son porte-parole a reconnu la légitimité des revendications de la rue, des Mirage 5 survolaient Le Caire à basse altitude, une première depuis la guerre des Six-Jours (juin 1967) dans une tentative d’intimidation de la foule.

Malgré la diversité qui caractérise son équipement et son armement (l’aviation dispose ainsi de F-16 et Phantom américains, de Mirage français et de Mig-29 russes), l’armée entretient des liens privilégiés avec l’administration américaine. Depuis l’arrivée de Moubarak au pouvoir, en 1981, elle a reçu plus de 36 milliards de dollars sous forme d’aide non remboursable. Cette somme a servi à moderniser son équipement, mais aussi à former ses officiers supérieurs. Les généraux les plus influents sont sortis de l’académie de West Point et les relations avec l’armée américaine sont étroites. À telle enseigne que le chef d’état-major égyptien, le général Sami Annan, a vécu le « vendredi de la colère » à Washington, où il se trouvait en visite de travail, et n’a rallié Le Caire qu’au lendemain de la nomination d’Omar Souleimane, le patron des services de renseignements, au poste de vice-président. Depuis le début de la mobilisation populaire, les contacts entre Robert Gates, chef du Pentagone, et le général Hussein Tantaoui, son homologue égyptien, sont quasi ininterrompus.

Détenant la clé de la crise politique, l’armée a une position ambiguë. Fraternisant avec les protestataires, elle a supplanté la police et la garde nationale dans le maintien de l’ordre. Et si la « marche millionnaire » (on évoque 5 millions de marcheurs sur l’ensemble du territoire) du 1er février s’est déroulée sans incidents majeurs, le mérite en revient autant aux manifestants, bien encadrés par les Frères musulmans, qu’au sang-froid des soldats déployés dans les grands centres urbains. En outre, elle a consolidé sa place dans les institutions politiques, notamment dans le nouveau gouvernement d’Ahmed Chafiq, où des généraux ont remplacé les ministres issus du parti et des milieux d’affaires se réclamant de Gamal Moubarak.

Faiblesse syndicale

Héritage de l’ère Nasser, qui se méfiait du monde ouvrier, le syndicalisme a longtemps été dévoyé et se résume à la seule Union fédérale égyptienne du travail (Etuf), qui regroupe une vingtaine de fédérations sectorielles. Sous Moubarak, elle est devenue un satellite du Parti national démocratique (PND, au pouvoir) et un ascenseur social pour les opportunistes de tout acabit qui cassent les mouvements de grève des travailleurs, dénoncent les authentiques syndicalistes et contrôlent les élections syndicales dans les entreprises, le tout contre privilèges sonnants et trébuchants. Il faudra attendre 2009 pour que l’administration accorde l’agrément à un premier syndicat autonome. Depuis, le monde ouvrier s’est quelque peu affranchi et en a fini avec le « soutien inconditionnel » au pouvoir. Si ces nouveaux syndicats n’ont pas été à l’avant-garde du mouvement de révolte, ils ont tout de même pris le train de la contestation en marche. Mais ce sont les organisations syndicales autonomes des différentes corporations (avocats, ingénieurs, journalistes…) qui, grâce aux réseaux sociaux, ont donné des allures de révolution à la protesta lancée le 26 janvier.

Créée dans la ville balnéaire d’Ismaïliya, en 1928, par Hassan el-Banna, la confrérie des Frères musulmans a joué un rôle central dans l’évolution politique du pays sans jamais jouir du statut de parti. Elle a inspiré la révolution des Officiers libres (Sadate se réclamait de la confrérie avant de prendre le pouvoir après la mort de Nasser). Mais cette influence ne lui a jamais permis d’obtenir l’agrément gouvernemental qui lui aurait permis d’avoir une existence légale.

Au début des années 1960, les relations entre les Frères musulmans et le pouvoir se détériorent brusquement quand Nasser les accuse de fomenter un complot contre lui. La répression décapite la confrérie (son chef, Sayyed Qotb, est pendu en 1966), mais elle fera ensuite le dos rond et reconstituera patiemment ses forces.

Les Frères musulmans sont favorables à l’instauration d’un État islamique, mais ils divergent avec les salafistes sur la manière d’y parvenir. La confrérie privilégie le prosélytisme et une islamisation de la société par le bas, quand les djihadistes prônent la lutte armée et le contrôle de l’appareil d’État par la force. Cette approche pacifique a permis aux Frères de maintenir le contact avec le reste de la classe politique. Non agréée, la confrérie se transforme peu à peu en groupe de pression très influent au sein de la société civile à travers un tissu associatif dense, mais son poids politique réel reste inconnu.

Lors des législatives de 2005, les Frères musulmans ont réussi à faire élire 88 députés (sur 454) sous l’étiquette « indépendants ». Mais Moubarak n’en veut plus. Aux élections de novembre et décembre 2010, ils sont laminés à l’issue du scrutin le plus frauduleux de l’histoire de l’Égypte contemporaine. Absents du mouvement de protestation au départ, les Frères ont pris le train en marche, replaçant la mosquée au cœur de la contestation. La confrérie sera indéniablement un acteur clé de l’Égypte postrévolution, d’autant que la clandestinité lui a permis de consolider l’homogénéité de son leadership, un argument dont ne peuvent se prévaloir les autres forces politiques.

La Constitution interdisant les partis religieux, l’ensemble de la classe politique (vingt-quatre partis) revendique la séparation de la religion et de la gestion des affaires publiques. Les clivages traditionnels droite-gauche n’ont pas cours en Égypte. Il y a le PND de Moubarak, et les autres. Les conservateurs se recrutent dans le parti au pouvoir, le reste de l’échiquier allant des nationalistes arabes aux libéraux en passant par les progressistes. La principale formation de l’opposition légale, le néo-Wafd, présidé par Sayyed Badawi, se réclame de l’ancien Premier ministre Saad Zaghloul. Mais à l’instar des autres partis traditionnels, le néo-Wafd est miné par des dissensions internes qui l’empêchent de prendre la tête du mouvement contestataire. Les formations récentes, comme Hizb el-Ghad (« le parti de demain »), du laïc Ayman Nour, manquent d’ancrage populaire et ne doivent leur survie qu’à la notoriété et au charisme de leur chef. C’est pourquoi aucun parti ne peut prétendre représenter ou canaliser les millions de protestataires. Du pain bénit pour les Frères.

Réactions et conséquences

Du Moyen-Orient au Maghreb, les ondes de choc combinées de la révolution tunisienne et de la révolte égyptienne n’ont pas manqué de se faire sentir.

Au Maroc, les autorités n’ont fait aucune déclaration officielle. Certes, le gouvernement a annoncé le maintien des subventions sur les produits de base et le Premier ministre a promis que, en 2011, 10 % des postes budgétaires seraient réservés aux diplômés-chômeurs. Mais n’y voyez pas un signe d’inquiétude lié au contexte régional, a martelé le ministre de la Communication, Khalid Naciri.

Selon des médias espagnols, Rabat aurait rappelé des troupes postées dans les provinces du Sud pour parer à d’éventuels troubles dans les villes du Centre. « De fausses informations », a rétorqué le ministre des Affaires étrangères, Taïeb Fassi Fihri. C’est également à un quotidien espagnol, El País, que le prince Moulay Hicham a déclaré, le 31 janvier, que « le Maroc ne fera pas exception ».

Pourtant, l’opinion publique ne se sent pas, pour l’heure, concernée par ce vent révolutionnaire. « Ici, tout n’est pas parfait, mais nous avons des partis politiques, nos islamistes siègent au Parlement et on peut dire ce qu’on veut sans se faire arrêter », se rassure Najat, une commerçante casablancaise. Les Marocains suivent cependant avec passion l’actualité égyptienne sur les chaînes satellitaires et dans les médias nationaux, plus réactifs que pendant la révolution tunisienne. À l’appel de certaines ONG, dont l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH), près de un millier de personnes se sont réunies le 31 janvier devant l’ambassade d’Égypte à Rabat pour manifester leur soutien à ce peuple frère.

La révolte populaire en Égypte a fait une victime collatérale : Mouammar Kadhafi. Habitué des sommets africains, le « Guide » a annulé à la dernière minute son voyage à Addis-Abeba, en Éthiopie, où il devait assister aux 16es assises de l’Union africaine (lire aussi pp. 30-35). Les émeutes contre la cherté de la vie, au début de janvier, en Algérie, l’avaient d’ailleurs conduit à réduire les prix des produits de première nécessité. Si ses déclarations désobligeantes à l’égard de la révolution tunisienne sont dans toutes les mémoires, Kadhafi s’est fait moins disert à propos de l’Égypte. Les médias de la Jamahiriya ont totalement passé sous silence les événements de la place Al-Tahrir, devenue le Tiananmen des bords du Nil. Cela n’empêche pas Kadhafi de téléphoner chaque jour à son ami Moubarak pour lui réaffirmer son soutien. La raison de ces coups de fil quotidiens ? « Je suis tout de même président en exercice de la Ligue arabe », explique le « Guide » à l’un de ses hôtes africains.

Pas plus que le scandale de Sonatrach, que l’assassinat dans son bureau d’Ali Tounsi, patron de la police, ou que la révolution tunisienne, les événements en Égypte n’ont réussi à sortir Abdelaziz Bouteflika de son mutisme. Présentée comme le pays le plus exposé au vent de la « révolution arabe », l’Algérie réunit tous les ingrédients d’une explosion sociale : une jeunesse marginalisée, frappée de plein fouet par le chômage et le mal-être, un sérail politique vieillissant, un état d’urgence en vigueur depuis plus de vingt ans et un système en place depuis près d’un demi-siècle. Opposition et société civile veulent surfer sur la vague révolutionnaire pour accélérer le départ de l’équipe en place. Une Coordination nationale pour le changement et la démocratie, regroupant partis, syndicats autonomes et associations, a vu le jour au lendemain des émeutes contre la hausse des prix, en janvier dernier. Elle a décidé d’appeler à une marche pacifique, le 12 février, à Alger, pour exiger un changement de régime. Seulement voilà, pacifiques ou non, les marches sont interdites dans la capitale. Au refus du gouvernement d’autoriser la manifestation, les organisateurs ont répondu en annonçant son maintien. La seconde révolution algérienne débutera-t-elle le 12 février ?

Au Moyen-Orient, la révolte égyptienne a soulevé chez les peuples un enthousiasme qui n’a d’égal que l’embarras de leurs dirigeants. Dans l’autocratique République du Yémen, des milliers de personnes, étudiants ou opposants, ont manifesté à plusieurs reprises en janvier. Au pouvoir depuis plus de trente ans, le président Saleh a renoncé à briguer un nouveau mandat, écarté l’hypothèse d’une succession héréditaire et accepté d’ouvrir un dialogue sur le thème des réformes. En Syrie, les internautes, qui ont appelé à la mobilisation sur Facebook, ont sérieusement écorné l’image assez lisse du pays que tentait encore de donner le président Bachar al-Assad le 31 janvier. Filant une métaphore médicale, il a déclaré la Syrie « immunisée » et a promis de poursuivre les réformes pour éviter « les microbes » attirés par la « stagnation ». En Jordanie, le Front d’action islamique, qui mène la contestation, a pris soin de préciser qu’il ne demandait pas un changement de régime et qu’il reconnaissait la dynastie hachémite. Il a obtenu, le 1er février, la nomination d’un nouveau gouvernement, auquel le roi Abdallah II a demandé de prendre des « mesures rapides pour de vraies réformes politiques ». Dans les pays du Golfe, la légitimité des monarchies pétrolières ne semble pas non plus contestée.

En Israël, c’est la peur de l’instabilité qui domine. Tel-Aviv redoute par-dessus tout un changement de régime et la remise en question de l’accord de paix signé en 1979 avec Le Caire. Pour l’éditorialiste israélien Sever Plocker, il s’agit même, depuis longtemps, d’une « peur de la démocratie ». L’Autorité palestinienne et le Hamas, de leur côté, sont restés muets et ont dispersé les manifestations de soutien aux Égyptiens. Dans la région, seuls le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, et le président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, ont publiquement salué la révolte populaire. Deux dirigeants non arabes…

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Rectificatif : Nous avons écrit par erreur que Sayyed Qotb était le chef des Frères musulmans, alors qu’il n’en était que l’un des cadres, qui plus est en rupture avec la direction. Toutes nos excuses à nos lecteurs.

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