Les artistes tunisiens disent « Vive la révolution ! »
Peintres, comédiens, réalisateurs, chanteurs… Sous Ben Ali, beaucoup ont résisté tant bien que mal à la censure et à la sclérose intellectuelle. Désormais, tout est à réformer. Cela tombe bien : ils sont volontaires ! Et les émeutes ont révélé l’existence d’une contre-culture trépidante même si elle était jusque-là confidentielle.
« J’ai peur de prononcer une parole libre qui me sera fatale. » Le 21 janvier, sur la scène du théâtre Agora, à Évry (France), cette réplique de Amnesia, une pièce de Fadhel Jaïbi et Jalila Baccar, prend une résonance toute particulière. Une semaine exactement après la chute de Zine el-Abidine Ben Ali, la peur a disparu, mais le spectateur perçoit plus que jamais la violence contenue dans cette œuvre, sa puissance dénonciatrice, ses accents prophétiques. « Après la révolution, la pièce paraît décalée, en deçà de la réalité. Mon grand regret, c’est que le peuple soit absent dans mon coup d’État ! » estime pourtant Jaïbi.
"Ben Ali, ton peuple est mort"
Tous les artistes et intellectuels tunisiens le savent, cette révolution est avant tout un mouvement populaire, et pas une fronde de l’intelligentsia. « La révolution n’est pas partie de la capitale et des centres intellectuels du pays, mais, au contraire, des régions les plus isolées et les plus délaissées », rappelle le poète Tahar Bekri. Les artistes n’en ont pas moins accompagné le mouvement depuis son déclenchement.
Né à Sidi Bouzid en 1956, le poète Sghaier Ouled Ahmed a écrit quotidiennement sur les événements, et ses textes ont circulé sur Facebook. Dès la fin de décembre, l’auteur-compositeur satirique Bendir Man lançait une pétition à destination des créateurs pour les inviter à rejoindre le mouvement. Le 11 janvier, la manifestation organisée par près de trois cents artistes devant la cathédrale de Tunis était violemment dispersée par la police : parmi eux, Fadhel Jaïbi, le producteur Habib Belhedi et la comédienne Raja Ben Ammar, qui a été insultée et battue. Une répression qui n’a pas entamé le moral du Collectif des artistes libres, composé notamment du réalisateur Chawki Mejri, des auteurs dramatiques Raouf Ben Yaghlène et Raja Farhat, ou du peintre Hedi Naili. Le 13 janvier, ils se réunissaient à l’espace culturel El Teatro (dirigé par Zeyneb Fairhat), dans le centre de Tunis, pour exprimer leur solidarité avec la rue. À travers un message filmé de quelques minutes, ils contribuaient à la rédaction d’un manifeste des artistes diffusé ensuite sur internet.
Mais les émeutes ont surtout offert un nouvel espace d’expression à une contre-culture jusque-là confidentielle et qui va se retrouver à l’avant-garde de la révolution. L’un de ses héros est le jeune rappeur Hamada Ben Amor, plus connu sous le nom d’El General. Le 6 janvier, il est arrêté par la police pour avoir mis en ligne la chanson Président, ton peuple est mort. Une véritable lettre ouverte au dictateur, qu’il invite à aller à la rencontre des jeunes désespérés et au chômage. « Descends dans la rue et regarde autour de toi, là où les gens sont traités comme des bêtes, là où les flics tapent sur des femmes voilées. » En quelques heures, les appels en faveur de sa libération déferlent sur la Toile, les réseaux sociaux exhument des chansons jusque-là inconnues, comme La Tunisie, notre pays, violente critique contre la corruption.
Au cœur de la révolution, proche des revendications de la jeunesse dont elle chante le mal-être, cette contre-culture, animée par des rappeurs comme Psyco-M et Lak3y, a gagné ses lettres de noblesse. Usant des nouvelles technologies, qui permettent d’éviter la censure, cette nouvelle génération d’artistes a pour devise l’impertinence et pour méthode le contournement. L’édition 2010 des Journées cinématographiques de Carthage (JCC), dirigées par Dora Bouchoucha, avait donné un aperçu de ces nouvelles formes de créativité lorsque avaient été projetés des courts-métrages de jeunes qui se sont autoproduits. « La révolution l’a montré : aujourd’hui, le peuple produit et diffuse ses propres images », s’enthousiasme Afif Riahi, directeur du Fest, le festival des cultures numériques.
Quelques mois plus tôt, Jaïbi rendait déjà hommage à cette jeunesse. « Une grande partie de la société civile, des enseignants, des intellectuels et des professions libérales avaient tendance à retourner leur veste ou à baisser les bras. On observe le phénomène inverse chez leurs enfants. Grâce à la vidéo, à internet et aux multimédias, ils se sentent pleinement impliqués dans la vie publique. Cette jeunesse-là est en pleine interrogation sur son avenir. »
Culture et dictature
Si la chute du régime Ben Ali a surpris le monde entier, le malaise de la société était déjà nettement perceptible dans les œuvres de certains artistes. Dans la poésie d’Ouled Ahmed résonne la prophétie de la « révolution du jasmin ». Dans son film Making of, Nouri Bouzid décrit le désarroi de cette jeunesse qui a été à l’origine des premières émeutes. « On sentait, dans le travail d’artistes-peintres comme Mohamed Ben Slama ou Dali Belkadhi, une très grande colère, une frustration qui étaient à l’œuvre dans toute la société », explique le galeriste Lotfi El Hafi, patron de l’espace d’art Mille Feuilles, à La Marsa.
En plus de vingt ans de dictature, le monde de la culture a beaucoup souffert. « La censure a étouffé la créativité, l’absence de moyens financiers a démotivé les artistes et rendu impossible la réalisation de certains spectacles ou films », regrette Habib Belhedi. « L’offre culturelle était sclérosée. Dans le cinéma, par exemple, on avait l’impression de tourner en rond autour des mêmes thèmes et des mêmes obsessions », ajoute un réalisateur. Perclus de peur, victimes d’intimidations, les artistes devaient faire preuve d’une motivation inébranlable pour continuer à travailler. Lotfi El Hafi, qui est aussi libraire, rappelle qu’un policier guettait quotidiennement devant sa boutique, à l’affût du moindre titre suspect. « La censure était si arbitraire que ça en devenait comique. Les Contes de Perrault ont été interdits parce qu’ils ont confondu l’auteur du XVIIe siècle avec le journaliste Gilles Perrault. La Religieuse, de Diderot, n’était pas vendue parce qu’ils pensaient que c’était un brûlot islamiste ! »
Habib Belhedi, producteur de la pièce Amnesia, se souvient de cette période douloureuse. « Tout le système était contre nous. Pour faire exister des œuvres audacieuses, il fallait être très persévérant, avoir soif de créer et de dénoncer. On répétait comme des nomades, sans salles, sans argent, sans certitude de pouvoir montrer la pièce au public un jour. » Pour que Amnesia soit jouée en Tunisie, le ministère de la Culture a fait patienter la troupe des semaines durant. « Ils nous ont demandé des coupes, mais nous avons été irréductibles. Nous n’avons enlevé que des choses insignifiantes », précise Jaïbi. Pour leur précédente pièce, Corps otages, écrite par Jalila Baccar, le ministère leur avait demandé de procéder à près de trois cents coupes… avant de finalement l’autoriser.
Si beaucoup s’étonnent que son théâtre ait pu continuer d’exister, Jaïbi a une explication. « Pour le gouvernement, ne pas interdire ce théâtre engagé servait de caution. Ainsi, il pouvait faire croire à un théâtre libre et démocratique. Comme nous étions connus à l’étranger, ils avaient peur du scandale. Mais si nous avions l’autorisation de jouer sur scène, nous n’avions aucune invitation à la radio ou à la télévision, et on ne pouvait pas non plus jouer dans les régions. »
Cantonnés à Tunis, ne disposant d’aucun autre relais de médiatisation qu’internet ou le bouche à oreille, les artistes ont longtemps fait avec les moyens du bord. En marge des festivals et des concerts officiels, le cœur du Tunis underground battait dans des appartements aux adresses secrètes. Pendant plusieurs semaines, le photographe Abdelaziz Belgaied Hassine a ainsi invité chez lui un public choisi pour une reconstitution de Metropolis, de Fritz Lang. Une installation impressionnante sur un pays à la dérive, où la déchéance des corps allait de pair avec celle de l’esprit. Près d’un buste de Bourguiba, d’immenses ciseaux trônaient, symboles d’une censure perpétuelle.
Bien sûr, tous les artistes n’ont pas sacrifié leur confort personnel aux idéaux démocratiques. Certains se sont compromis et ont participé à une « culture officielle » politiquement correcte et flagorneuse. Aujourd’hui, tout le monde se souvient avec une certaine gêne de la pétition signée en août dernier par des chanteurs ou des comédiens pour appeler Ben Ali à se représenter en 2014. « Ce n’est pas le rôle de l’artiste de chanter les louanges du prince », se désole Tahar Bekri.
« Comme tous les pans de la société, le monde de l’art aussi était corrompu. La commission d’achat, chargée de verser les subventions aux galeries, était dirigée par des proches du pouvoir, qui distribuaient les fonds en fonction de leurs amitiés et non du travail artistique », précise Lotfi El Hafi. Dans le cinéma aussi, la commission d’attribution des aides à la production était soumise au clientélisme et au copinage.
Et maintenant ?
À l’instar de tous les secteurs de la société, le monde de l’art est donc appelé à se réformer en profondeur et à faire sa propre révolution. Conscients de l’urgence, les artistes se sont très vite organisés pour définir des axes prioritaires. « Avec d’autres collègues galeristes, nous nous sommes déjà réunis à plusieurs reprises pour coordonner nos revendications », souligne El Hafi.
Pour la plupart des artistes, il est essentiel que les autorités favorisent le développement d’une véritable économie de la culture. « Jusqu’ici, l’argent n’était pas donné en fonction de critères artistiques. Pour aller au bout de ses projets, il fallait compter sur l’étranger : mon festival n’existe que grâce aux subventions de l’Union européenne », rappelle Riahi. Pour le Collectif des artistes libres, sponsors et partenaires privés doivent s’impliquer davantage et faire émerger l’idée que la culture est une économie à part entière.
La révolution a également révélé à quel point le monde de la culture devait se décentraliser. « En dehors des grands centres urbains, la culture est quasi absente, alors que c’est là que les jeunes ont le plus besoin de nous. Il faut mettre les médias à contribution pour sensibiliser les masses populaires à l’art et à la culture », s’enthousiasme Wafaa, danseuse dans une troupe amateur. « Quand on entend les slogans des émeutiers, qu’on écoute leurs chansons, on se rend compte à quel point ce peuple est imprégné de poésie et en demande de beauté », ajoute Bekri.
Si les artistes envisagent l’avenir avec un optimisme retrouvé, ils restent vigilants. Demain, qui contrôlera les médias ? Quelle sera la place de la culture dans le nouveau régime ? Jusqu’où ira la liberté d’expression ? Les interrogations sont nombreuses. Entretemps, chacun sait que la révolution fournira pendant de nombreuses années un thème d’inspiration inépuisable. Reste à savoir comment les écrivains vont la raconter, les philosophes la penser, les cinéastes la filmer.
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