« Ce que je sais de l’affaire Ben Barka », une histoire marocaine
Né en 1928 à Meknès de parents savoyards, Maurice Buttin, inscrit au barreau de Rabat en 1954, a observé, en y participant parfois, un demi-siècle de l’histoire du royaume. Il vient de publier une somme sur ce qui fut la « grande querelle » de sa vie. Passionnant et instructif.
« Je m’en souviens comme si c’était hier ! » Voilà une phrase qu’on ne relève pas souvent dans les livres d’histoire. Elle figure pourtant à la page 53 du livre touffu, dense, passionné – et souvent passionnant – que vient de publier Maurice Buttin sous le titre Hassan II, de Gaulle, Ben Barka. Ce que je sais d’eux. Il est vrai que dès l’avant-propos, l’auteur nous prévient qu’il ne prétend pas « faire un travail d’historien ». Et il serait vain d’attendre beaucoup d’objectivité dans les jugements d’un homme qui, de son propre aveu, s’est « toujours trouvé de facto contre le pouvoir royal » (p. 10).
Il ne cesse d’intervenir dans son récit pour donner son avis sur les uns et les autres. Ainsi décrit-il Majid Benjelloun, célèbre procureur général des années 1960, comme « un homme peu intéressant, bouffi d’orgueil ». À l’inverse, il ne cache pas son admiration pour Ben Barka ou – dans une moindre mesure – pour Bouabid et d’autres nationalistes. Et il se sert de formulations qu’aucun historien n’utiliserait : « paraît-il », « selon certains », « personnellement, je ne le crois pas » (p. 225), « je m’inscris en faux » (p. 388), etc.
Bien. Nous avons établi que Maurice Buttin n’est pas un historien professionnel mais qu’il est, à tout le moins, un « spectateur engagé » dans l’histoire du Maroc. Alors, que trouve-t-on dans son livre ? Eh bien, des anecdotes révélatrices, des choses vues, des croquis enlevés, des intuitions : tout ce qui fait le sel de l’histoire narrée par un chroniqueur talentueux. On a vraiment l’impression de suivre les événements au plus près.
Hassan II, de Gaulle, Ben Barka. Ce que je sais d’eux,
Maurice Buttin, Karthala, 2010.
Avant d’aller plus loin, un mot sur le titre, qui pourrait induire en erreur. Sur de Gaulle, Buttin ne nous apprend pas grand-chose. Tout au plus peut-on relever page 259 ceci : « Des élections [présidentielles] sont prévues en France en décembre. De Gaulle jusqu’à ce jour hésitait à solliciter un deuxième mandat. Pompidou, après son voyage aux États-Unis pendant l’été, était prêt à se lancer dans la course. Mais, à 20 heures, le général annonce sa candidature aux Français ! La faillite du gouvernement Pompidou, de la police, des services français dans l’affaire Ben Barka ont été un véritable drame pour lui. L’appel pathétique de la mère du “disparu” […] a-t-il été la goutte d’eau qui a emporté sa conviction “pour l’honneur du navire” ? » Sans l’affaire Ben Barka, l’histoire récente de la France aurait donc eu un tout autre visage ? Hypothèse fascinante…
Sur Hassan II, à quelques détails près, ce qui figure ici est connu, mais le livre apporte des précisions bienvenues sur certaines affaires obscures, par exemple la révolte en 1957 du caïd Addi ou Bihi : l’auteur l’interprète comme une machination machiavélique du prince héritier de l’époque. Aux historiens de trancher. Reste que toute la partie consacrée à Hassan II présente la particularité – c’est peut-être ce qui est nouveau – d’être construite comme un document juridique : Me Buttin plaide à charge…
En réalité, le cœur du livre, sa raison d’être, c’est la troisième partie, entièrement consacrée à ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire Ben Barka ». Tant d’articles, de livres, d’émissions et même de films ont été consacrés à cette « détestable affaire » – le mot est de De Gaulle – qu’on se demande ce que Buttin peut encore apporter. Or il apporte beaucoup : un témoignage de première main, puisque dès le départ il a été impliqué en tant qu’avocat dans cette affaire, des précisions bienvenues et une synthèse magistrale. Personne ne connaît mieux « l’affaire » que lui.
Nouvelles révélations
Il est impossible d’entrer ici dans tous les détails de cette troisième partie. Il serait fastidieux d’essayer de distinguer ceux qui constituent des révélations de ceux qui sont déjà plus ou moins connus. Parfois, c’est Buttin lui-même qui indique où est la nouveauté, la révélation. Par exemple, page 234, il indique que « Me Bazzoli [lui] a conté dernièrement un fait particulièrement intéressant », etc. Suit effectivement une confidence du truand Jo Attia qu’on ne trouve pas dans les ouvrages plus anciens.
Ailleurs, Buttin conteste ce qui est en quelque sorte la version officielle : l’enlèvement a eu lieu devant le cinéma du drugstore Publicis du boulevard Saint-Germain, et non devant la brasserie Lipp. Ce sont des détails de ce genre qui finissent par donner une image cohérente et très réaliste de ce qui s’est passé durant cette folle journée du vendredi 29 octobre 1965 et des jours qui suivirent.
Et c’est ainsi qu’on retrouve les nombreux personnages de l’affaire Ben Barka. Du côté français, les barbouzes et les officiels, les politiques et les agents doubles, sans qu’on sache toujours qui manipule qui. Leroy-Finville, le seul agent du Service de documentation extérieure et du contre-espionnage (SDECE) qui sera poursuivi devant les assises ; Figon, la deuxième victime, « suicidée », de l’affaire ; Lopez, l’« honorable correspondant » du SDECE, officiellement cadre à Air France et grand ami du général Oufkir. Souchon, qui croit « rendre service » à son ami Lopez en interpellant Ben Barka (dont il ne sait presque rien) et qui écrira dans ses Mémoires : « Nous venons, Voitot et moi, d’enlever le leader de l’opposition marocaine. Le seul ennui, c’est qu’à ce moment nous n’en savons encore rien. »
On croise aussi le préfet Papon (tiens !), l’inévitable Foccart, le très ambigu Roger Frey, alors ministre de l’Intérieur, l’étrange député Lemarchand, Pompidou dépassé par les événements, Marguerite Duras (mais oui), le cinéaste Franju, et bien d’autres : « l’affaire » ratisse large. Il y a aussi (surtout ?) les truands, Boucheseiche, ancien lieutenant de Pierrot le Fou, le chef du gang des Tractions avant, et ses complices.
Du côté marocain, il y a évidemment Oufkir et son adjoint Dlimi, plus une myriade de comparses, exécutants, agents doubles. Et il y a aussi l’ombre démesurée de Hassan II, puisque pour Buttin il n’y a guère de doute : c’est lui qui a voulu l’enlèvement de son illustre opposant, même s’il n’a pas nécessairement voulu sa mort, qui semble avoir pris tout le monde de court.
Dès le dimanche 31 octobre, c’est-à-dire quarante-huit heures après l’enlèvement, la conviction de Buttin est faite : la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) marocaine a fait le coup, en collusion avec des services français. Il devient l’avocat de la famille Ben Barka : il est désormais partie prenante de ce qui deviendra l’affaire de sa vie. Les anecdotes les plus surprenantes se succèdent, comme celle-ci, savoureuse ou scandaleuse (selon votre humeur) : Dlimi, à peine revenu de France et certainement compromis jusqu’au cou dans la machination, convoque un représentant de l’ambassade de France à Rabat pour protester contre l’enlèvement en plein Paris d’un citoyen marocain, le sieur Ben Barka, de surcroît homme politique éminent ! S’il y avait un prix Nobel du culot…
Exit la CIA et le Mossad
Pour le plus grand profit de son lecteur, Buttin n’hésite pas à prendre position. Par exemple, il écarte résolument l’idée d’une implication de la CIA et reste très dubitatif devant celle, présumée, du Mossad. D’une façon générale, et c’est heureux, il n’est pas très « fan » des théories du complot : il lui faut des preuves, des documents, des recoupements, même si un peu de bon sens permet aussi d’émettre des hypothèses qui tiennent la route.
Tout bien considéré, il approuve la célèbre phrase de De Gaulle prononcée lors de sa conférence de presse du 21 février 1966 : « Ce qui s’est passé n’a rien eu que de vulgaire et de subalterne », même s’il se pose des questions sur ce que savaient certains hommes politiques pas très « subalternes »… Quant aux « révélations » fracassantes qui apparaissent de temps en temps dans la presse depuis les années 1970, il les examine attentivement avant de les démolir pièce par pièce, s’il le faut. On reste subjugué jusqu’à la dernière phrase et on referme le livre à regret.
À propos, quel est cet événement que Buttin distinguait entre tous en en écrivant : « Je m’en souviens comme si c’était hier ! » ? Eh bien, il s’agit du retour d’exil du sultan le 16 novembre 1955. Et l’auteur d’ajouter : « Quelle extraordinaire journée les Marocains réservent à leur souverain, désormais symbole de la souveraineté nationale ! » Que Buttin ait choisi cette date entre mille, et qu’il l’évoque avec autant d’enthousiasme, cela montre qu’il a parfaitement compris l’origine de l’attachement des Marocains à la monarchie ; et qu’il est, au fond, autant marocain qu’eux-mêmes – sinon plus…
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