Égypte : le naufrage du pharaon
Après le Tunisien Ben Ali, c’est au tour de l’Égyptien Moubarak, au pouvoir depuis trente ans, de subir de plein fouet la révolte populaire. Et à son pays de connaître lui aussi une révolution historique.
Précédent tunisien oblige, la tempête qui souffle sur les rives du Nil depuis le 25 janvier – jour choisi par quelques cyberopposants pour appeler leurs compatriotes à descendre dans la rue manifester leur hostilité au régime – a rapidement fait craindre le pire pour l’avenir immédiat du président, Hosni Moubarak. En quelques jours, Le Caire s’embrase, suivi d’Alexandrie et de Suez. La grogne atteint la Haute-Égypte avec Assiout, ancien fief des djihadistes, et Miniya. La contagion gagne le Sinaï, et bientôt l’ensemble des autres régions. Jamais l’Égypte n’avait connu un mouvement de protestation d’une telle ampleur. Les manifestants se recrutent parmi les diplômés-chômeurs, qui espèrent voir se joindre à eux les ghalaba, les laissés-pour-compte qui croupissent dans les bidonvilles du Caire, à l’instar d’Imbaba.
La classe politique tente de prendre le train en marche. Le Parti nassériste et le Wafd, deuxième force politique derrière le Parti national démocratique (PND, au pouvoir), appellent leurs militants à se mobiliser. Mohamed el-Baradei, l’ancien directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), abrège son séjour à Vienne (Autriche) pour rentrer dans son pays. À peine arrivé au Caire, le 27 janvier, il suggère à Moubarak de prendre sa retraite. Et se propose pour présider aux destinées du pays durant une période de transition qui précéderait l’organisation d’élections générales. Personnalité consensuelle, le Prix Nobel de la paix souffre néanmoins d’un handicap majeur : il n’a pas de parti politique. Sa réputation de général sans troupes intéressant davantage les journalistes occidentaux que le quidam n’arrange pas les choses.
Aucune concession
Cela tombe bien, les Frères musulmans ont des troupes à revendre et sont justement à la recherche d’une figure politique qui rassurerait l’Occident et les milieux d’affaires égyptiens, dont le poids politique est loin d’être négligeable. Après deux jours d’affrontements qui ont fait neuf morts, dont sept manifestants, et plus d’un millier d’interpellations, Essam el-Erian, un porte-parole des Frères musulmans, lance un appel à une marche pacifique à l’issue de la prière du vendredi 28 janvier. Éternelle stratégie des islamistes : ramener la mosquée au centre de la contestation… Quelques minutes après son appel, Erian est arrêté, et avec lui des centaines de cadres de la confrérie.
Le pouvoir affiche alors sa détermination. Le Premier ministre, Ahmed Nazif, met « l’ensemble des forces de sécurité en état d’alerte maximale ». Si Hosni Moubarak se mure dans le silence, Safwat Cherif, secrétaire général du PND, flanqué de Gamal Moubarak, fils et dauphin putatif du raïs, annonce que « les fauteurs de troubles seront sévèrement châtiés ». Pas le moindre commentaire à propos de leurs revendications, hormis celui-ci : « Aucune concession ne sera faite, ni par le parti ni par le gouvernement. » Une manière de se démarquer de la stratégie adoptée par le Tunisien Ben Ali, qui, au plus fort de la contestation, avait multiplié discours et gestes de conciliation. Les propos de Cherif provoquent la furie des manifestants, qui s’en prennent aux différents sièges du PND.
Pour contenir la mobilisation, de plus en plus forte, le gouvernement ordonne aux opérateurs de téléphonie de bloquer l’envoi de SMS, qui, avec les réseaux sociaux Facebook et Twitter, sont utilisés par les manifestants pour se communiquer des lieux de ralliement. Trop tard, le processus est lancé. Le syndrome tunisien atteint Oum Dounia – la « Mère du Monde », l’autre nom du Caire. Est-ce pour autant l’annonce de la chute de Moubarak, après celle du raïs de Tunis ?
Si l’Égypte et la Tunisie possèdent plusieurs caractéristiques socio-économiques communes (un parti-État, une prédation organisée autour d’un clan au pouvoir, de profondes inégalités dans la redistribution de la richesse nationale et une forte paupérisation de la population), deux aspects les distinguent nettement.
Sur le plan interne d’abord. Après avoir repris, dans un premier temps, le « Dégage ! » des Tunisiens, les manifestants ont très vite adopté un nouveau slogan : « Chaab yourid Isqat en-Nidham » (« le peuple veut la chute du système »). En d’autres termes, la rue ne se contente plus de demander le départ de Moubarak, mais la fin d’un système qui date de la révolution des Officiers libres (1952). Cette revendication vise l’ensemble des rouages du pouvoir et leurs prolongements dans les milieux économiques.
Ultime carte
Car en Égypte, la prédation n’est pas exclusive au seul clan Moubarak. Elle s’étend des généraux aux commissaires, de l’élu local au haut fonctionnaire. Lâché par son armée, Ben Ali est tombé tel un fruit mûr. Moubarak, lui, croyait pouvoir compter sur ses militaires, dont les gradés sont les privilégiés de la République.
Autre rouage du système totalement inféodé aux Moubarak : les services de renseignements du général Omar Souleymane, dont les barbouzes participent à la sauvegarde du régime.
En toute hypothèse, une chute rapide de Moubarak ne pouvait a priori que constituer un sérieux revers pour Washington (voir encadré) et Tel-Aviv. Une carte ultime pour le raïs quand on sait qu’il ne lui restait que la force pour tenter d’essouffler un mouvement de protestation qui ne disposait pas à l’origine d’une direction politique capable de canaliser la mobilisation populaire et surtout de l’entretenir. Moubarak était donc, jusqu’à preuve du contraire, assuré d’une certaine indulgence. D’autant que sa position de facilitateur dans le processus de paix au Proche-Orient le rendait quasi irremplaçable.
Cela dit, il était vain de croire que cet homme de 82 ans allait être indéfiniment épargné par le vent de démocratie qui souffle dans la région en ce début d’année. Quant à son projet de succession dynastique au profit de son fils, Gamal, il a sombré sous les ponts du Caire.
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