Crise ivoirienne : jusqu’où ira l’onde de choc ?

Marchandises bloquées, prix en surchauffe, itinéraires de délestage… L’instabilité postélectorale pèse sur les pays de l’hinterland. Et la situation pourrait s’aggraver si la Côte d’Ivoire basculait dans une économie de guerre.

Des tonnes de denrées destinées aux pays voisins, immobilisées dans le Port d’Abidjan. © AFP

Des tonnes de denrées destinées aux pays voisins, immobilisées dans le Port d’Abidjan. © AFP

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© Vincent Fournier pour JA

Publié le 27 janvier 2011 Lecture : 8 minutes.

Surtout, ne pas céder à la panique. Les milieux d’affaires ouest-africains veulent garder leur sang-froid face à la crise postélectorale ivoirienne, qui s’installe dans la durée. Certes, une brusque poussée des prix sur les marchés a alerté les consommateurs dans les pays de l’hinterland sahélien, début janvier. De 2,4 % à la fin de novembre 2010, le taux d’inflation dans les pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) a quasiment doublé, pour se situer entre 3 % et 4 % aujourd’hui. Sur l’année, il pourrait dépasser les 5 % si la crise perdurait. « Le renchérissement des assurances et des charges bancaires va pénaliser les échanges commerciaux », prévoit Abdoulaye Bio-Tchané, le président de la Banque ouest-africaine de développement (BOAD). Concrètement, le prix du litre d’huile alimentaire est passé de 900 à 1 200 F CFA (de 1,37 à 1,83 euro) en quelques semaines. Le kilo de sucre, qui se vendait 600 F CFA, est remonté à 700 F CFA.

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Au Burkina Faso, l’interruption de la circulation du train entre Abidjan et Ouagadougou, qui transportait un grand nombre de produits de première nécessité, n’est bien évidemment pas sans conséquences. Au moins 20 000 tonnes de marchandises à destination de la capitale burkinabè seraient ainsi bloquées dans le port d’Abidjan, dont 14 000 t de riz. Les prix des produits importés de Côte d’Ivoire, industriels et alimentaires, ont tous connu une augmentation allant de 15 % à 30 %. Bobo-Dioulasso, la grande ville la plus proche de Côte d’Ivoire, est sinistrée. Son « port sec », où les marchandises venues d’Abidjan sont déchargées pour être réacheminées aux quatre coins du pays, voire au Niger voisin, est à l’arrêt. Les éleveurs de volailles destinées au marché ivoirien accumulent les pertes, et les marchands écoulant fruits et légumes venus d’Abidjan se tournent les pouces.

Coûteuses tractations

Perturbations économiques identiques au Mali. Au début de la crise ivoirienne, 50 000 t de marchandises (riz, sucre, engrais, matières premières industrielles…) devant rejoindre Bamako restaient en rade dans le port d’Abidjan. « Pendant la première semaine, rien ne sortait ni n’entrait en Côte d’Ivoire. Nous avons rencontré toutes les parties concernées pour débloquer la situation dans l’intérêt de nos deux économies », souligne Ousmane Babalaye Daou, le président du Conseil malien des chargeurs. Au 17 janvier, 30 000 t des marchandises bloquées avaient réussi à rejoindre le Mali. Non sans mal. Car toutes ces tractations pour acheminer en toute sécurité les camions d’Abidjan à Bamako ont un coût, en forte hausse au fil des commissions supplémentaires déboursées ici et là.

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« En temps normal, nous payons 100 000 F CFA à l’Office ivoirien des chargeurs pour chaque camion qui sort de Côte d’Ivoire, explique Ousmane Babalaye Daou. Mais lorsque la situation est tendue, comme c’est le cas aujourd’hui, nous devons verser facilement 250 000 F CFA en raison des commissions supplémentaires réglées pour calmer les humeurs des uns et des autres. Et quand le prix du transport augmente, il entraîne avec lui celui des produits de première nécessité sur notre marché intérieur, d’où l’inflation en hausse observée au Mali ».

À Niamey, la situation est un peu moins tendue. Pour l’instant. « Nous sentons moins les effets de la crise ivoirienne que le Mali et le Burkina Faso, dont les économies sont extrêmement liées à celle de la Côte d’Ivoire, mais nous sommes tout de même affectés », explique le secrétaire général de la Chambre de commerce, d’industrie et d’artisanat du Niger, Laouali Chaibou. En temps normal, près de 30 % des importations du pays proviennent du port d’Abidjan. Il s’agit surtout de matières premières, comme les huiles utilisées par les industries cosmétiques locales. Les difficultés d’approvisionnement ont provoqué un renchérissement des produits tels que le savon et le dentifrice.

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Les commerçants nigériens se tournent dorénavant vers des marchés alternatifs comme le Nigeria et le Burkina Faso, ce qui permet de contenir l’inflation. La voie privilégiée des importateurs est le port de Lomé, au Togo, depuis qu’ils ont décidé de bouder celui de Cotonou, les autorités béninoises ayant rétabli des taxes à l’importation en violation des accords communautaires. Mais cette voie est actuellement engorgée, du fait de l’afflux de navires qui n’accostent plus à Abidjan. Toutefois, le Niger continue d’acheminer son oignon vers le marché de Bouaké, dans la zone sous contrôle des Forces nouvelles, sans réelle difficulté. Mais les exportations du bétail des pays de l’hinterland, qui arrive sur pied à l’abattoir d’Abidjan, ont dégringolé : de 125 t en novembre à 20 t en décembre. Principal responsable : le blocus du trafic vers le sud du pays, décrété par les ex-rebelles dans le cadre de l’opération de « désobéissance civile » lancée par le camp Ouattara.

Itinéraires de délestage

« Ce n’est pas la première fois… » tempèrent la plupart des patrons de la sous-région. « Les hausses de prix ne sont pas uniquement liées à la situation en Côte d’Ivoire. Sur le marché mondial, il y a une augmentation des coûts des matières premières entrant dans la fabrication de l’huile végétale », indique Modibo Keïta, à la tête de l’une des principales sociétés importatrices de Bamako, Grand Distributeur céréalier du Mali (GDCM). « Le plus dur, c’était en 2002 : 90 % des produits que nous importions provenaient de Côte d’Ivoire. Progressivement, nous avons appris à nous tourner vers d’autres pays », poursuit-il.

Directeur général de Filature du Sahel (Filsah), au Burkina Faso, Abdoulaye Nabolé, dont les exportations vers l’Europe – 30 % de sa production – passaient par Abidjan, s’est d’ores et déjà replié sur le port de Lomé. « Mais il y a un déficit global de camions de transport dans la sous-région qui est lié à la remontée en puissance du rail entre la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso ces dernières années », explique-t-il. Et s’il n’est pas inquiet des conséquences de l’instabilité ivoirienne sur l’activité régionale à court terme, il craint un « retour de manivelle » en cas d’enlisement durable. Célestin Tiendrébéogo, directeur général de la Société des fibres et textiles du Burkina Faso (Sofitex), a déjà annoncé que la production cotonnière de son pays passerait désormais par les ports de Tema, au Ghana, et de Lomé. Un itinéraire de délestage qui occasionne un surcoût de l’ordre de 25 F CFA par kilo – sur un prix garanti aux paysans de 200 F CFA le kilo.

Difficile d’échapper à ce cercle vicieux. Les entrepreneurs des États sahéliens ont appris à composer avec l’instabilité ivoirienne, mais toutes les solutions de substitution qu’ils mettent en pratique sont plus coûteuses. Ali Traoré, directeur général du Conseil burkinabè des chargeurs, pointe du doigt le risque d’une inflation quasi structurelle. « Il n’y aura pas de rupture dans l’acheminement des produits, l’approvisionnement du Burkina Faso n’est pas menacé. Mais il y aura des coûts supplémentaires pour certains produits. À titre d’exemple, la ville de Bobo-Dioulasso s’approvisionnait en hydrocarbures à partir d’Abidjan. Si elle doit le faire désormais à partir de Lomé, cela entraînera un surcoût en raison d’une plus grande distance à parcourir, et ce surcoût pourrait être répercuté sur le prix de l’essence. Il en va de même pour d’autres produits. » Déjà, le gouvernement burkinabè a été obligé de soutenir le secteur des hydrocarbures à hauteur de 2 milliards de F CFA (3 millions d’euros) dans le cadre du mécanisme de stabilisation des prix. La crainte d’une inflation insupportable pour les populations et de nouvelles « émeutes de la faim » fait frémir tous les gouvernants, alors que le contexte international pousse déjà le prix des denrées alimentaires vers le haut.

Le rôle de la BCEAO en question

Si les pays voisins de la Côte d’Ivoire ont désormais l’expérience du « re-routage » de leurs marchandises vers d’autres ports de la sous-région comme Dakar, Lomé, Cotonou ou Tema, ils ne sont pas au bout de leurs peines, avec le durcissement actuel de la crise. Sur l’ordre de l’UEMOA, la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) ne reconnaît plus, en théorie, la signature du gouvernement Gbagbo. Or, entre le 24 décembre 2010 et le 14 janvier 2011, 80 milliards de F CFA (21 millions d’euros) ont été décaissés au profit du président sortant. « Ces décaissements relèvent ni plus ni moins du détournement de fonds publics, nous allons demander des sanctions contre les directeurs [de la BCEAO] », a accusé Ouattara dans le quotidien français ­Libération le 20 janvier.

Autre source d’inquiétude : la Côte d’Ivoire pourrait ne pas honorer l’échéance du paiement de bons du Trésor (environ 85 milliards de F CFA) prévue pour ce mois de janvier 2011. En y ajoutant les obligations, cela représente 410 milliards de F CFA pour le premier trimestre 2011. « Nous craignons des défauts de paiement, redoute Abdoulaye Bio-Tchané. Cela affecterait gravement le marché monétaire de toute la sous-région et mettrait en difficulté les banques qui ont participé à ces levées de fonds. » Des banques qui pourraient très bien, face à l’impatience de leurs clients à qui elles ont conseillé l’achat de bons du Trésor ivoirien, se retourner vers la BCEAO, qui garantit ce type d’opérations.

Faut-il redouter une dévaluation du franc CFA ? Les experts jugent l’inquiétude prématurée, mais n’écartent pas cette éventualité si le conflit ivoirien se prolongeait sur une période allant jusqu’à un an. Les menaces du camp Gbagbo de créer sa propre monnaie doivent-elles être prises au sérieux ? A priori, le contexte n’y est pas du tout favorable. « Mais le gouvernement d’Aké N’Gbo pourrait faciliter une sorte de dollarisation de l’économie, ce qui assécherait pour partie l’assiette de devises des pays de la zone et affaiblirait la monnaie commune », analyse un expert.

La question des transferts d’argent des ressortissants ouest-africains vivant en Côte d’Ivoire se pose également. Les autorités nigériennes s’attendent à une baisse des flux financiers provenant de leurs 200 000 nationaux vivant en Côte d’Ivoire et qui exercent généralement dans le commerce. « Nous sommes très inquiets pour nos compatriotes maliens vivant en Côte d’Ivoire, qui font beaucoup pour leurs familles restées au pays », confie Ousmane Babalaye Daou, du Conseil malien des chargeurs. Le « blocus naval » décidé par l’Union européenne, qui vise les ports d’Abidjan et de San Pedro, pourrait quant à lui avoir des conséquences sur les 2 millions à 3 millions de ressortissants burkinabè vivant en Côte d’Ivoire, très actifs dans la culture du cacao. Plus que jamais, la crise ivoirienne est une équation à plusieurs inconnues.

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