Ben Ali et nous

Suite aux articles du Monde (« Leur ami Ben Ali ») et du monde.fr (« Ces VIP qui profitaient des charmes de la Tunisie étaient des VRP de Ben Ali »), parus le 17 février et accusant Jeune Afrique d’avoir « abondamment contribué à empêcher de faire connaître le vrai visage du régime de Zine el-Abidine Ben Ali », nous republions ici l’éditorial de François Soudan (J.A. n° 2611, paru le 24 janvier) pour éclairer nos lecteurs comme ceux du quotidien français et répondre aux accusations qui y sont proférées. Accusations qui émanent d’une source unique, notre ancien correspondant à Tunis pendant 12 ans, lequel a quitté le groupe en 2006 et semble s’être découvert une âme de résistant de la dernière heure, au lendemain de la fuite de Ben Ali… (MBY)

Un kiosque à Tunis, le 21 janvier. © Nicolas Fauqué/Imagesdetunisie.com

Un kiosque à Tunis, le 21 janvier. © Nicolas Fauqué/Imagesdetunisie.com

FRANCOIS-SOUDAN_2024

Publié le 24 janvier 2011 Lecture : 5 minutes.

Tous les changements de régime, toutes les révolutions et toutes les libérations ont été propices aux jugements passionnés et aux condamnations hâtives, avec d’autant plus de virulence que ceux qui les profèrent sont parfois des résistants de la vingt-cinquième heure. L’admirable Intifada tunisienne, qui a débouché sur l’effondrement de la maison Ben Ali, n’y échappe pas – dans une mesure certes très raisonnable – et "Jeune Afrique" non plus.

Des lecteurs exigeants, dont nous publions les lettres dans ce numéro, nous reprochent ainsi avec amertume de ne pas avoir dit « toute la vérité » sur les méfaits du pouvoir déchu, voire de l’avoir volontairement occultée, lorsque ce dernier régnait sur la Tunisie. Même si cette remarque vaut en réalité pour une grande partie de la communauté médiatique, nous voulons répondre à ceux qui la partagent sincèrement que nous les comprenons. Il y a, vis-à-vis de Jeune Afrique, en Tunisie comme dans bien d’autres pays du continent, une exigence particulière qui nous honore et nous oblige. D’où la nécessité, ici même, de s’expliquer.

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Pendant vingt-trois ans, le type de relation qui a prévalu entre Jeune Afrique et Zine el-Abidine Ben Ali peut être qualifié de « cohabitation conflictuelle ». Entre un journal qui, dès le départ, a fait le choix de ne pas se couper de son lectorat en occupant le créneau (de plus en plus restreint) de liberté d’expression qui subsistait en Tunisie et un pouvoir qui n’a cessé de chercher à le soumettre en le punissant à chaque fois que son indépendance dépassait à ses yeux les limites du supportable, la coexistence ne pouvait, il est vrai, être pacifique. Lorsque Ben Ali arrive au pouvoir entouré de la ferveur populaire, le 7 novembre 1987, J.A. est interdit en Tunisie depuis six mois sur ordre d’un Bourguiba à bout de souffle. L’une des toutes premières mesures prises par le nouveau président et son Premier ministre de l’époque, Hédi Baccouche, est de lever cette interdiction. Entre nous et le Palais de Carthage commence alors une période des « cent fleurs » qui durera…quatre semaines. Dès la mi-décembre en effet, à la suite de quelques lignes écrites dans une publication annexe du groupe aujourd’hui disparue (« Telex Confidentiel »), le pouvoir – en la personne d’Abdelwaheb Abdallah, délégué à cette tâche par le président Ben Ali lui-même – décide de restreindre arbitrairement notre diffusion en la soumettant à un quota malthusien. En vingttrois ans de régime Ben Ali, ce mois de la fin 1987 aura été le seul moment de liberté totale pour Jeune Afrique en Tunisie.

Aboli près de cinq ans plus tard, en 1992, le système des quotas est en effet aussitôt remplacé par un autre, encore plus pernicieux*. Il s’agit de l’autorisation administrative préalable à la mise en vente, une spécificité tunisienne à géométrie variable qui permet aux censeurs de retenir sous douane un numéro de J.A. pendant une période élastique, puis de le relâcher au moment ou un autre arrive sur le marché afin d’en « casser » la diffusion. Le délai, évidemment inexpliqué, va de trois jours à plus de deux semaines (en octobre 2000, un long portrait de l’islamologue Mohamed Talbi intitulé « Le Sakharov tunisien » nous a valu dixhuit jours de « retenue »). Une phrase de Zyad Limamsur « la tradition arabe du despote éclairé » appliquée à la Tunisie, une interview de Bernard Kouchner, alors ministre des Affaires étrangères, dans laquelle il reconnaît les atteintes aux droits de l’homme, un « Confidentiel » sur la parution prochaine d’un livre critique visà-vis du régime, et le couperet tombe: appels furibonds d’Abdelwaheb Abdallah, le Jdanov tunisien, menaces, mesures de rétorsion.

En 2010 et jusqu’au 8 janvier 2011 – date de parution du dernier J.A. de l’ère Ben Ali –, seules dix livraisons sur quarante-neuf ont ainsi pu être diffusées dans des délais normaux. À plusieurs reprises, nous avons réagi contre ce traitement dont nous avons régulièrement tenu nos lecteurs informés.

Peut-être, sans doute, ne l’avons-nous pas assez fait, ni avec assez de force. Mais qui, en dehors de Reporters sans frontières, relayait alors nos protestations? Qui, en Tunisie même, parmi les opposants et les démocrates, s’en est ému? Lorsqu’en juin 2005 Béchir et Danièle Ben Yahmed ont organisé à Tunis une réception autour de J.A., ordre a été donné par l’hôte du palais de Carthage lui-même à tous les ministres, hauts fonctionnaires et médias d’État de la boycotter sous prétexte que des membres de la société civile et de l’opposition y avaient été invités et qu’il était « hors de question que l’un d’entre [eux] leur serre la main », selon les dires d’Abdelwaheb Abdallah.

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Tous s’exécutèrent, sans exception. Parmi eux, certains membres de l’actuel gouvernement « postrévolutionnaire »…

Soyons objectifs : l’ancien régime n’a pas brandi, vis-à-vis de J.A., que le bâton de la censure. Il a aussi manié ce qu’il croyait être une carotte. Comme d’autres supports, Jeune Afrique a ainsi diffusé des pages de publicité commerciale dont le pourvoyeur unique et obligé était l’Agence tunisienne de communication extérieure. Nous les avons acceptées, à une condition (d’ailleurs jamais avalisée par nos interlocuteurs): que cela ne nous empêche pas de dire et de redire, à l’instar de Béchir Ben Yahmed dans une longue interview publiée dans nos colonnes fin octobre 2010, que « la Tunisie n’est pas encore une démocratie » et qu’elle « mérite de l’être beaucoup plus ». Une liberté de ton mal supportée par Zine el-Abidine Ben Ali, au point que BBY avait pris la décision, il y a plus de cinq ans, de mettre un terme à leurs rencontres. Et qui nous a conduits à refuser systématiquement depuis les premiers jours les propositions d’interviews écrites et « prêtes à publier » du président, voire de son épouse Leïla.

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Ce qui précède – est-il besoin de le préciser – n’est ni une justification ni un plaidoyer: nous ne pensons pas en avoir besoin. A contrario, J.A. ne se décerne aucune médaille de la résistance. Ce n’est pas nous qui avons chassé Ben Ali, c’est le peuple tunisien, ou une partie de ce peuple.

Certes, on peut valablement nous reprocher de ne pas avoir tout dit sur ce régime, en particulier de ne pas avoir dénoncé avec vigueur son aspect le plus détestable: sa kleptocratie familiale. L’eussions-nous fait que nous aurions depuis longtemps été interdits, privant nos lecteurs du soupirail de liberté qui leur restait : une génération complète de Tunisiens n’aurait jamais lu Jeune Afrique. Des multiples mesures vexatoires évoquées plus haut à la censure pure et simple de notre site internet fin 2010, tout a pourtant été tenté pour que, de nous-mêmes, nous nous retirions de la Tunisie.

Nous avons fait le choix de ne pas le faire et nous avons eu raison. Quant à ceux qui, demain, dirigeront ce pays, nous ne leur demandons qu’une chose: qu’ils tiennent toutes leurs promesses en matière de liberté de la presse quand adviendra le jour inévitable où elle leur déplaira.

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* Le quota de diffusion sera toutefois rétabli en avril 2010, à l’occasion de la parution d’un numéro spécial consacré au dixième anniversaire de la mort de Bourguiba. Sept mille exemplaires du n° 2569 de J.A. restent à ce jour bloqués en douane à l’aéroport de Tunis-Carthage.

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