Tchad : la première séance
La salle flambant neuve du mythique Normandie a été inaugurée dans la capitale tchadienne, le 8 janvier, après trente ans de fermeture. Cet événement pas si anecdotique pourrait marquer le timide retour du grand écran en Afrique. Reportage.
Ils ne sont d’abord que quelques-uns. Puis ils arrivent par dizaines, bousculant le personnel du Normandie pour s’engouffrer dans cette salle de cinéma flambant neuve du centre de N’Djamena. Salle qu’ils rempliront jusqu’au premier rang pour voir la dernière heure d’un film commencé depuis longtemps. Il y a là quelques adultes, mais surtout beaucoup de jeunes et même des enfants, qui, à en juger par leur tenue dépenaillée, ne sont manifestement pas venus des beaux quartiers de la ville. Certains repartent au bout d’une demi-heure. Quand on leur demande s’ils n’ont pas apprécié le long-métrage à l’écran, Un homme qui crie, de Mahamat-Saleh Haroun (film tchadien primé au dernier Festival de Cannes et projeté pour la première fois au Tchad), ils répondent que si, bien au contraire. D’autant que le sujet, un drame entre un père et son fils sur fond de guerre civile, les intéresse – ils ont été frappés notamment par les scènes évoquant une attaque de rebelles très semblable à celle qui a vraiment eu lieu en 2008 – et que l’action se passe dans leur ville. Mais, assurent-ils, ils doivent partir : c’est l’heure de la prière.
Les nombreux jeunes qui ont tenu à rester jusqu’à la fin, mélangés à la sortie aux officiels qui assistaient à cette séance a priori réservée à des invités triés sur le volet, affirment à l’unisson leur satisfaction d’avoir pu enfin voir un vrai film sur un véritable grand écran. Ils ont hâte d’en parler à leurs parents, lesquels ont vécu la même expérience, il y a trente ans, avant que cette salle ne ferme ses portes. Ils viennent en effet d’assister, ravis, à la projection qui a marqué, en ce début du mois de janvier, la réouverture en grande pompe d’un lieu mythique.
Ultramoderne
S’ils ont rallié le centre-ville, c’est qu’ils ont vu juste avant, en direct à la télévision, le président Idriss Déby Itno couper un ruban pour marquer, après rénovation de fond en comble, la remise en état de marche du Normandie. Ils sont certes tenus à l’écart par un service d’ordre rigoureux. Mais comme le président n’a pu assister qu’à la première demi-heure du film, ils ont profité du départ concomitant de celui-ci, d’une bonne partie de l’assistance et surtout des forces de sécurité pour envahir la salle au moment même où la projection, un temps interrompue, reprenait. Avec l’accord plus que tacite du tout nouveau responsable de la salle, le réalisateur Serge Issa Coelo (Tartina City, 2006), et de l’auteur de Un homme qui crie.
Les deux cinéastes, un peu dépités par le départ précipité du chef de l’État, ont vécu comme un moment magnifique, démontrant la magie du cinéma, ce changement de programme inattendu. D’autant, explique Mahamat-Saleh Haroun, que cela lui rappelle son enfance : au même endroit, il employait toutes les ruses possibles pour voir gratis ses premiers films.
Alors que depuis les années 1980 on ne cesse – à raison – de se lamenter, partout au sud du Sahara, sur la tragédie culturelle que représente la fermeture progressive des salles, trop vétustes et incapables d’affronter la concurrence des « ciné-clubs », la réouverture d’un véritable cinéma n’est pas qu’un événement anecdotique.
Retournement de situation
Présenté par le président Déby comme « le plus beau cadeau fait aux Tchadiens à l’occasion du 50e anniversaire de l’indépendance » – un « cadeau » financé par les pouvoirs publics à hauteur de 1,2 milliard de F CFA (1,8 million d’euros) –, le nouveau Normandie a été doté de tous les atouts d’une salle ultramoderne. Derrière sa belle façade jaune néo-art déco et sa cour ombragée par un manguier, ses 470 fauteuils très confortables et son écran de 12 m de large permettront aux spectateurs de voir, dans des conditions parfaites – son Dolby Stéréo notamment –, les longs-métrages projetés soit en 35 mm soit en numérique grâce à deux appareils dernier cri.
Quand le cinéma aura enfin atteint sa vitesse de croisière, à partir de mars, il montrera d’abord trois fois par jour pendant un mois Un homme qui crie. Mais il est ensuite prévu, assure Serge Issa Coelo, de programmer six nouveautés chaque mois, parmi lesquelles, outre des productions américaines et européennes très récentes, au moins un film africain, un film pour la jeunesse, un Bollywood et un film d’action, asiatique ou non. Le distributeur qui devrait permettre d’obtenir ces œuvres dès leur sortie, le Français Jean-Pierre Lemoine, est celui-là même qui a déjà réussi à faire fonctionner avec succès deux énormes multiplexes au Maroc, les Mégarama de Casablanca et Marrakech. Et il pourra d’autant mieux alimenter le Normandie en copies que, bientôt, d’autres salles pourraient ouvrir ou rouvrir et faire appel en commun à ses services. D’abord au Tchad où, dit le ministre de la Culture, le gouvernement va investir des sommes conséquentes pour rénover deux autres établissements dans la capitale – à commencer par la grande salle en plein air du Rio, devenue un simple vidéoclub depuis des années, en plein milieu du grand marché – et deux autres en province, notamment à Abéché. Mais aussi dans d’autres pays comme le Sénégal (deux projets d’ouverture en cours à Dakar et Saint-Louis), le Mali (à Bamako) ou le Cameroun.
Il se pourrait donc bien que l’inauguration du Normandie, au-delà de son intérêt propre, s’avère une date importante pour le septième art sur le continent. Celle du début, aussi timide soit-il, d’un retournement de situation, laissant espérer que les Africains pourront bientôt disposer à nouveau de lieux adéquats pour exercer et nourrir leur imaginaire avec des œuvres dignes de ce nom. Le tout premier long-métrage de Mahamat-Saleh Haroun, le passionnant Bye Bye Africa, prix du premier film à Venise en 1999, racontait de façon originale la disparition du cinéma au Tchad, que symbolisait, avec la présence devant la caméra du dernier projectionniste de la salle, la fermeture du Normandie. Tant mieux si la réalité fait vite vieillir ce sujet, jusque-là hélas plus proche du réel que de la fiction.
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