Des patrons ivoiriens pris au piège

Sommés de choisir entre Gbagbo et Ouattara, les chefs d’entreprise voient leurs affaires tourner au ralenti, en attendant le dénouement de la crise politique.

Kassoum Fadika, Jean-Louis Billon et Jean Kacou Diagou. © Vincent Fournier/JA/Montage JA.com

Kassoum Fadika, Jean-Louis Billon et Jean Kacou Diagou. © Vincent Fournier/JA/Montage JA.com

Publié le 25 janvier 2011 Lecture : 4 minutes.

L’interrogation est d’ordre pratique, mais elle a forcément des répercussions politiques : à quelles autorités faut-il payer ses impôts ? Président de la Chambre de commerce et d’industrie, Jean-Louis Billon a cru trouver la solution. Dans une interview donnée à RFI le 14 décembre 2010, il a indiqué qu’il fallait « faire les déclarations fiscales » et « retenir par-devers nous les chèques », pour « payer intégralement quand nous aurons un et un seul interlocuteur ».

« Le gouvernement de Guillaume Soro prévient bien que ceux qui auront payé à la mauvaise caisse pourraient être amenés à payer une deuxième fois. C’est clair qu’on ne peut pas demander à des entreprises de remplir une obligation sans voir exactement si cela leur retombera sur les épaules », a argumenté le patron du groupe Sifca. Mal lui en a pris. Quelques jours plus tard, alors qu’il s’apprêtait à se rendre au Mali, il a été empêché de prendre l’avion, et son passeport ivoirien lui a été retiré par la police, qui reste contrôlée par Gbagbo. Il est accusé de prôner « l’incivisme fiscal ». Aux dernières nouvelles, il résiderait actuellement à Paris. Lambert Feh Kessé, directeur général des impôts, est monté au créneau pour marteler que « l’État de Côte d’Ivoire, incarné par le président Laurent Gbagbo constitutionnellement élu, ne saura tolérer les comportements antirépublicains ».

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Sous surveillance

Jean-Louis Billon est à la tête de l’un des principaux fleurons industriels du pays, Sifca, groupe présent dans les oléagineux, le sucre et le caoutchouc naturel, avec un chiffre d’affaires de 295 milliards de F CFA en 2009 (450 millions d’euros) et un résultat net de 17 milliards de F CFA (26 millions d’euros). Connu pour sa liberté de ton et ses critiques récurrentes des dysfonctionnements de l’administration ivoirienne, est-il allé trop loin ?

Président de la Confédération générale des entreprises de Côte d’Ivoire (CGECI), principale organisation patronale du pays, à la tête du groupe d’assurances NSIA et de la Banque internationale pour l’Afrique de l’Ouest (BIAO), Jean Kacou Diagou a, de manière un peu moins claire, tenu le même type de discours – sans conséquences visibles. Affirmant que la Côte d’Ivoire court « inéluctablement à la catastrophe », il a invité « toutes les entreprises du secteur privé à être à l’écoute » des mots d’ordre concernant « le paiement des impôts, les mises en chômage technique, les licenciements ». Frère du maire de Cocody, Jean-Baptiste Gomont Diagou (Front populaire ivoirien, FPI), proche de Gbagbo, le président de la CGECI, lui-même secrétaire national aux affaires financières du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) d’Henri Konan Bédié, bénéficie sans doute de passerelles avec les deux présidents proclamés…

Dans la sourde bataille financière qui oppose Gbagbo et Ouattara, pour qui roulent les patrons ? Les deux camps scrutent attentivement l’attitude des chefs d’entreprise. Un premier « test » a eu lieu fin décembre, au moment du paiement des salaires des fonctionnaires. Une partie des banques, notamment celles contrôlées par l’État (BNI, BHCI et Versus Bank), ont approvisionné, le 23 décembre, les comptes de leurs clients agents de l’État avant même de recevoir la confirmation de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO). Plus prudentes, d’autres n’ont obtempéré que le lendemain. Ce qui a occasionné une campagne virulente, dans la presse pro-Gbagbo et sur les réseaux sociaux, à propos des « filiales des banques françaises », accusées de « sabotage ».

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Les dirigeants d’entreprise estampillés pro-Gbagbo craignent, de leur côté, des représailles du camp Ouattara en cas de prise effective du pouvoir, mais aussi des sanctions internationales. Dans la liste des 59 personnes désormais interdites de visa pour l’Union européenne figurent ainsi des directeurs généraux des régies financières de l’État – dont Simone Djédjé Mama (Trésor), Lambert Feh Kessé (Impôts), Alphonse Mangly (Douanes) –, mais aussi Kassoum Fadika, de la compagnie pétrolière d’État Petroci, et Laurent Ottro-Zirignon, de la Société ivoirienne de raffinage (SIR).

Dans les milieux pétroliers proches de Laurent Gbagbo, on fait front. Ce qui n’empêche pas certaines inquiétudes de s’exprimer. Le Nigeria cessera-t-il d’approvisionner en brut la SIR, handicapée par un déficit chronique de 76 millions d’euros en 2009 ? Les banques continueront-elles d’appuyer le secteur ? Alors même que le président du conseil d’administration de Petroci, François Konan Banny, aurait d’ores et déjà écrit à ces dernières pour leur demander de « ne plus autoriser et accepter la signature de Kassoum Fadika sur tous les comptes de Petroci ».

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Profil bas

Des patrons du privé sont également sur la « liste des 59 ». Parmi eux, Abdoulaye Diallo, président de la Société générale d’importation et d’exportation de Côte d’Ivoire. Mais aussi, plus curieux, l’entrepreneur et ancien légionnaire français Frédéric Lafont et son épouse Louise Esme Kado. Ils seraient susceptibles « d’agir en violation de l’embargo ». Les époux Lafont possèdent deux entreprises importantes dans le secteur de la sécurité privée, Risk et Vision, et une compagnie aérienne, Sophia Airlines, spécialisée dans les vols intérieurs et les locations d’avions. Frédéric Lafont, qui affirme qu’il ne fait « pas de politique », s’est attaché les services de Me Gilbert Collard, figure médiatique du barreau français.

Incontournables, les patrons ivoiro-libanais font profil bas. Certains d’entre eux font pourtant l’objet d’une campagne virulente dans la presse pro-Ouattara. Parmi eux, Ibrahim Ezzedine, principal importateur de riz du pays, qui dirige un groupe diversifié opérant aussi bien dans la logistique et la manutention que dans la fabrication de pâtes alimentaires et le conditionnement d’eau minérale. Roland Dagher, figure de proue de la communauté libanaise, conseiller économique et social, très actif dans l’imprimerie industrielle, a, dans une tribune de presse, lancé un appel solennel à ses « concitoyens venus du pays du Cèdre » à « soutenir la Côte d’Ivoire en difficulté » en continuant de faire tourner la machine économique, passablement grippée. Si le secteur de la distribution des produits de première nécessité surnage, beaucoup de PME travaillant dans les services tournent dans une fourchette allant de 20 % à 50 % de leur activité.

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