Ahmed Rashid : « Au Pakistan, l’extrémisme ne cesse de gagner du terrain »
Le meurtre du gouverneur du Pendjab, au début de ce mois, amplifie la crainte de voir le pays sombrer dans le chaos. L’auteur du Retour des talibans évoque la longue et sanglante dérive du « pays des purs ».
L’assassinat, le 4 janvier, de Salman Taseer, gouverneur du Pendjab, cacique du Parti du peuple pakistanais (PPP, au pouvoir) et, surtout, grande figure libérale, a provoqué dans le pays comme au sein de la communauté internationale un véritable électrochoc.
Il ravive la crainte de voir cet État doté de l’arme nucléaire sombrer dans le chaos. Les spectaculaires manifestations de soutien au meurtrier ont révélé à quel point l’extrémisme religieux a progressé dans le pays – l’assassin affirme avoir « puni » le gouverneur parce qu’il avait pris la défense d’une chrétienne condamnée à mort pour offense au prophète Mohammed en vertu d’une obscurantiste loi sur le blasphème.
Que le meurtrier de Taseer soit son propre garde du corps – et qu’il soit donc issu des services de sécurité – n’est pas davantage de nature à rassurer sur la stabilité d’un pays où, sous la pression des États-Unis, l’armée mène une offensive contre les djihadistes dans les zones tribales du Nord-Ouest, sanctuaire des talibans, pakistanais et afghans, et de leurs alliés d’Al-Qaïda.
Une lutte que les militaires pakistanais, tantôt complices actifs, tantôt alliés tacites de ceux qu’ils sont censés combattre, mènent sans grande efficacité, sur fond d’attentats quasi quotidiens et de déliquescence politique et économique.
Spécialiste mondialement reconnu du mouvement taliban et auteur de nombreux best-sellers, le journaliste pakistanais Ahmed Rashid dresse le bilan d’un pays à la dérive.
Jeune Afrique : Vous connaissiez bien Salman Taseer. Quel homme était-il ?
Ahmed Rashid : C’était un très vieil ami, nos familles sont très proches. Il était, comme on dit, larger than life. À la fois homme d’affaires, écrivain, intellectuel, responsable politique et propriétaire terrien, il s’intéressait à tous les aspects de la vie. Et il aimait la vie. Depuis quelques années, il était un ardent défenseur de la démocratie et des minorités. Il s’opposait vigoureusement aux extrémistes, qui ne cessent de gagner du terrain.
Vous avez assisté à ses obsèques. Dans quel climat ont-elles eu lieu ?
Indiscutablement, le pays est aujourd’hui très polarisé. D’un côté, quelque cinquante mille personnes ont manifesté à Karachi, le 9 janvier, acclamant le meurtrier, réclamant plus de morts encore et criant que toute personne qui s’oppose à la loi sur le blasphème doit être tuée. De l’autre, des milliers de personnes ont assisté aux obsèques de Salman Taseer, à Lahore. Et encore, beaucoup n’ont pas osé venir de crainte d’un attentat. Mais pour juger de l’état d’esprit du pays, songez qu’aucun maulvi [mollah] de Lahore n’a accepté de venir réciter les prières du défunt. Ils avaient tous trop peur.
Quel camp est majoritaire ?
Il y a une minorité d’extrémistes dont le nombre ne cesse de croître, et, à l’opposé, un tout petit groupe de libéraux. Et puis, au milieu, il y a une immense majorité silencieuse, qui ne soutient pas les extrémistes. Elle est horrifiée – et terrorisée – par ce qui se passe.
Avez-vous été surpris des réactions en faveur du meurtrier ?
La plupart d’entre nous ont été surpris. On s’attendait à ce qu’une petite minorité le soutienne, mais pas cinquante mille personnes ! Et encore moins de cette manière. On lui a lancé des guirlandes de fleurs…On l’a appelé « le lion de l’islam »…
L’assassin était un garde du corps de Taseer. Y a-t-il eu complot ?
Personne n’a été arrêté à l’exception de Mumtaz Qadri, le meurtrier, qui est âgé de 26 ans. Aujourd’hui, il est quasi établi qu’il avait averti ses collègues de ses intentions. Or ces derniers n’ont pas essayé de l’empêcher de commettre son crime et n’ont pas informé leur hiérarchie, ce qui laisse supposer qu’ils sont eux aussi impliqués. Une enquête est en cours pour déterminer si l’assassin est lié à un parti islamiste, à Al-Qaïda ou à un groupe militaire, ce qu’il nie.
Est-il possible que les militaires soient impliqués ?
Je ne pense pas qu’ils aient pris le risque de créer un tel choc, une telle division dans la société, alors qu’ils subissent la pression des Américains en Afghanistan et que le pays traverse de graves difficultés économiques. Il est plus vraisemblable que le commanditaire soit un groupe fondamentaliste. Cela dit, on savait depuis des années que Qadri était un extrémiste. Et on l’a néanmoins laissé occuper les fonctions de garde du corps d’un haut responsable politique.
Taseer a montré beaucoup de courage au cours de sa carrière. L’establishment politique est-il à la hauteur ?
Ce qui est très triste, c’est que le gouvernement n’a pas soutenu Taseer alors qu’il était membre du PPP [le parti du président Asif Ali Zardari et du Premier ministre Yusuf Raza Gilani, NDLR]. Nous manquons cruellement de leadership. Ce vide politique contribue à renforcer les extrémistes, à les convaincre que personne n’ose s’opposer à eux. Le président et le Premier ministre ont présenté leurs condoléances à la famille de Taseer. Mais, dans le même temps, ils font pression sur les parlementaires pour qu’ils renoncent à amender la loi sur le blasphème. Ils font machine arrière de manière spectaculaire et n’opposent aucune résistance à la menace fondamentaliste. À la télévision, dans la presse, dans les mosquées, personne ne combat cette menace.
Vu de l’extérieur, on a du mal à comprendre qui dirige réellement le pays. Le président et le gouvernement [de coalition] sont très faibles. Est-ce l’armée qui tient le pouvoir, en coulisses ?
Elle dirige la politique étrangère et la politique de défense, cela ne fait aucun doute. En revanche, le gouvernement a la maîtrise des médias, de la politique intérieure et de l’économie, qui tous traversent une crise grave. Le Fonds monétaire international [FMI], qui avait accordé au Pakistan un prêt de 11 milliards de dollars, a suspendu son aide, le gouvernement n’ayant pas tenu son engagement de lutter contre la corruption et de créer de nouveaux impôts. Confronté au chantage de ses partenaires, qui menaçaient de quitter le gouvernement, le Premier ministre a renoncé à ces réformes. L’aide du FMI a donc cessé, tout comme celle de la Banque mondiale, des États-Unis et de l’Union européenne. Ce qui va nous conduire à une très grave crise économique. L’inflation atteint déjà 15 %. Elle devrait croître encore.
Qui pourrait succéder à Gilani ? Nawaz Sharif, le chef de la Ligue musulmane, la principale formation de l’opposition?
Personne ne veut aller à des élections anticipées, car personne n’a envie d’hériter de ce fardeau économique et politique. Il reste deux ans avant les élections. Je pense que le gouvernement va se maintenir jusque-là, mais qu’il sera extrêmement faible. Il est d’ores et déjà paralysé. À moins que les militaires estiment que la situation se dégrade trop vite et décident d’intervenir…
Comment réagit l’administration Obama?
Le vice-président Joe Biden est arrivé ici le 12 janvier, porteur, dit-on, d’un nouveau « package » [de l’argent et des armes]. Mais cette aide sera soumise à certaines conditions. Les Américains comme la communauté internationale sont à l’évidence très inquiets. Parce que le Pakistan est un État nucléaire, mais aussi parce que
l’assassinat de Taseer leur fait craindre que les échelons supérieurs de la police et des forces de sécurité soient infiltrés par d’autres éléments extrémistes.
L’armée a-t-elle marqué des points contre les tal ibans et les bases d’Al-Qaïda dans le Nord-Waziristan?
Il est très clair que l’armée n’est pas désireuse de « nettoyer » ces zones. C’est l’une des raisons de la visite de Biden : essayer, une nouvelle fois, de convaincre l’armée pakistanaise d’agir.
Où en est le dialogue entre les talibans et le président Hamid Karzaï, en Afghanistan ?
Les États-Unis, plusieurs autres pays de l’Otan et diverses organisations internationales, comme l’ONU, sont en contact avec les talibans, mais en secret. Or tant que les Américains et l’Otan ne se seront pas engagés publiquement et que les talibans n’auront pas fait savoir qu’ils sont prêts eux aussi à une forme de dialogue, il n’y aura pas de progrès possible.
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