Israël : Quand Safed perd son âme

La quatrième ville sainte du judaïsme est au cœur d’une vive polémique depuis que dix-huit rabbins y ont prononcé un décret visant sans détour la population arabe.

Des juifs ultra-orthodoxes lors des funérailles du rabbin Menahem Porush à Jérusalem en 2010. © AFP

Des juifs ultra-orthodoxes lors des funérailles du rabbin Menahem Porush à Jérusalem en 2010. © AFP

perez

Publié le 25 janvier 2011 Lecture : 5 minutes.

Perchée dans les montagnes verdoyantes de Galilée, à 900 m d’altitude, Safed offre l’apparence d’une paisible cité épargnée par le passage du temps. Ses interminables ruelles pavées, étroites et silencieuses sont bordées de maisons construites en pierre de Jérusalem. Admirablement conservées, la plupart d’entre elles datent du XVIe siècle et furent jadis le refuge de milliers de Juifs érudits fuyant l’Inquisition. Ville spirituelle par excellence, fascinante et mystique, Safed incarne aussi l’âge d’or du judaïsme, inspirant les premiers poèmes liturgiques, de même que l’étude des arcanes secrets de la kabbale.

Ce haut lieu de pèlerinage – qui retrouve ses vertus touristiques depuis que la chanteuse Madonna vient régulièrement s’imprégner de la sainteté – est pourtant devenu le symbole le plus récent des crispations entre communautés juive et arabe de l’État hébreu. En cause : un décret approuvé en octobre dernier par le conseil religieux, qui interdit formellement aux habitants de céder des appartements à des non-Juifs. Sans précédent, cette mesure a conduit Gideon Levy, éditorialiste acerbe du quotidien Haaretz, à qualifier Safed de « ville la plus raciste d’Israël ».

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Dix-huit rabbins de cette localité orthodoxe, tous subventionnés par le gouvernement, sont impliqués dans la rédaction d’une lettre qui a été rapidement soutenue par des dizaines d’autres adeptes du nationalisme religieux à travers le pays. « La Torah interdit de vendre à un étranger une maison ou un champ de la Terre d’Israël », peut-on ainsi lire sur le manifeste, lequel adresse une sévère mise en garde à quiconque agirait à l’encontre de cette règle, « car le mode de vie des non-Juifs est différent du nôtre, qu’ils nous persécutent et viennent s’immiscer dans notre existence ».

Bagarres de rue

Ce document se veut en réalité bien plus explicite qu’il n’y paraît. Pour justifier le décret qu’il a personnellement initié, le rabbin Shmuel Elyahou pousse sa rhétorique à l’extrême, se disant intimement persuadé qu’un projet de conquête est à l’œuvre. « Les Arabes ne nous ont pas battus par la guerre, alors ils tentent d’en finir avec nous par d’autres moyens, explique-t-il, la mine grave. Dans les villes de Beer-Sheva et Saint-Jean-d’Acre, grâce à de l’argent saoudien, ils prennent entièrement possession de quartiers juifs. » La cible est donc désignée sans ambiguïté.

Au siège du conseil religieux de Safed, les rabbins pointent un doigt accusateur sur les 1 300 étudiants arabes qui fréquentent la petite université de la ville. « À la sortie des cours, ils traînent dans les rues et cherchent à détourner des filles juives », affirme Mordechai Bistritzky. Sur la seule base de témoignages recueillis, il assure qu’une soixantaine d’entre elles, toutes issues de milieux défavorisés, ont été converties de force à l’islam après avoir été attirées dans des villages arabes environnants. « Notre lettre n’a aucune intention raciste, se défend-il. C’est une réaction à un phénomène. Notre devoir est de sensibiliser les gens, car, à terme, l’identité juive est menacée », poursuit Bistritzky.

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Dans une ville où la parole rabbinique fait loi, ces déclarations ont eu pour effet de raviver les tensions intercommunautaires. Quelques jours après l’appel du conseil religieux, en plein soir de shabbat, de violentes bagarres de rue ont éclaté entre bandes de jeunes Juifs orthodoxes et des étudiants arabes, nécessitant l’intervention musclée de la police israélienne. Si d’autres incidents similaires ont été signalés au cours de ces dernières semaines, un calme précaire semble avoir depuis repris ses droits, même si la tension reste palpable.

Originaire de la région d’Oum el-Fahm, la plus grande localité arabe israélienne de Galilée, Kabahabi, 19 ans, admet avoir éprouvé les plus grandes difficultés à se loger dans la quatrième ville sainte du judaïsme. « Des gens nous ont jeté des pierres et faisaient volontairement du bruit », raconte-t-il en désignant au loin son ancien appartement. Contraint de changer d’adresse, cet étudiant en psychologie a fini par trouver une location plus sécurisante, près du commissariat de Safed. « Je suis ici pour décrocher mon diplôme, pas pour séduire des filles juives. On ne les approche pas », lâche-t-il, comme par défiance, en voyant surgir devant lui un groupe sortant d’une école talmudique.

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Un ancien déporté dit non

Le mois dernier, la campagne anti-Arabes des rabbins de Safed a franchi un nouveau seuil après qu’un Juif de 89 ans, rescapé des camps, a fait l’objet de menaces. « Une affiche a été collée sur ma porte. On m’a dit que ma maison serait réduite en cendres si je m’entêtais à louer des chambres à de jeunes Arabes », témoigne Eli Zvielli, propriétaire des lieux, qui abrite trois Bédouins inscrits à l’université. Au préalable, plusieurs émissaires mandatés par le rabbin Shmuel Elyahou, qui est aussi son voisin de palier, sont venus le sermonner à plusieurs reprises. « Mon nom est sali dans toute la ville, déplore le vieux Zvielli. Nous avons connu l’antisémitisme. On nous a parqués dans des ghettos. Il faut quand même se rappeler notre histoire. On a le devoir de respecter les droits de chacun. »

L’affaire a fait grand bruit en Israël, poussant le Premier ministre, Benyamin Netanyahou, à intervenir. « Qu’aurions-nous ressenti si on interdisait aux Juifs d’acheter des appartements ? s’est-il offusqué, condamnant ces pratiques avec la plus grande fermeté. De nombreux rabbins, bien plus modérés, se sont pour leur part élevés contre le conseil religieux de Safed, dont les membres viennent tout juste d’être placés sous enquête judiciaire. « Le décret prononcé par Elyahou et ses disciples va à l’encontre même des valeurs du judaïsme », affirme Moshe Yehudai, qui dirige l’organisation Rabbins pour les droits de l’homme, plutôt à tendance réformiste. « La Torah nous enseigne de ne pas faire aux autres ce que nous n’aimerions pas qu’on nous fasse, dit-il. Ce qui se passe ici n’est pas conforme à ma vision de l’État juif. »

Climat d’intolérance

Tandis que plusieurs députés de la Knesset ont appelé ouvertement à suspendre les aides attribuées à certaines instances rabbiniques, d’autres voix estiment que ces dérives racistes s’expliquent en grande partie par la nature actuelle de la coalition au pouvoir. « La “délégitimation” de la minorité arabe est favorisée par la présence de formations d’extrême droite et ultraorthodoxes, note Ronit Sela, militante des droits civiques. Ce type d’incitation à la haine met en danger notre démo­cratie. » En attendant que d’éventuelles sanctions soient prises contre les rabbins de Safed, le climat d’intolérance se propage dans d’autres secteurs de Galilée. À Carmiel, l’adjoint au maire de la ville, Ouri Milstein, proche de la mouvance nationaliste religieuse, a été limogé après avoir encouragé la diffusion d’une annonce pour le moins choquante. Elle appelait à dénoncer tout achat ou location d’une maison juive par une famille arabe.

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