Voyage au bout de l’enfer haïtien

Un an après le séisme qui a frappé leur pays, trois écrivains haïtiens publient leurs nouveaux romans. Dany Laferrière raconte la tragédie du tremblement de terre, Louis-Philippe Dalembert explore les rapports raciaux, et Marvin Victor annonce le retour d’une littérature du réel merveilleux.

dans un camp de réfugiés, près de Port-au-Prince. © Reuters

dans un camp de réfugiés, près de Port-au-Prince. © Reuters

Publié le 18 janvier 2011 Lecture : 5 minutes.

« Quand tout tombe, il reste la culture. Et la culture, c’est la seule chose qu’Haïti a produite. Ça va rester. Ce n’est pas une catastrophe qui va empêcher Haïti d’avancer sur le chemin de la culture… », déclarait le romancier haïtien Dany Laferrière dans les colonnes du quotidien français Le Monde, au lendemain du tremblement de terre qui a dévasté son pays le 12 janvier 2010.

L’histoire culturelle de la Perle des Antilles au cours des dernières décennies le prouve. Une histoire qui regorge de productions remarquables dans le domaine pictural (Lamothe, mais aussi bien sûr les peintres naïfs), tout comme en musique (Toto Bissainthe, Wyclef Jean, Teri Moïse, le groupe Boukman Eksperyans). En lettres aussi, Haïti est formidablement riche en talents et en œuvres. De Jacques Roumain à Marie Vieux-Chauvet, en passant par Depestre, Philoctète, Alexis et Frankétienne, c’est une longue et prestigieuse lignée de romanciers et de poètes qui ont forgé une tradition littéraire exceptionnelle, aux enjeux souvent graves et tragiques. Cette littérature se caractérise aussi par la diversité de ses thèmes (indigénisme, vaudou, vie paysanne, réalités sociopolitiques, déracinement et exil) et de ses sensibilités (baroque, réalisme, merveilleux, épique). Les récits que trois auteurs de talent font paraître à Paris en ce début d’année sont représentatifs de la richesse et de la virtuosité littéraires haïtiennes.

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Le Prix Médicis 2009 Dany Laferrière publie Tout bouge autour de moi, un témoignage poignant mais sans pathos sur le séisme cataclysmique de l’année dernière et ses ravages. Le 12 janvier 2010, l’écrivain se trouvait à Port-au-Prince pour participer au festival Étonnants Voyageurs Haïti qui devait se dérouler du 14 au 21 janvier. Son livre, qui est un chant d’amour au peuple haïtien, témoigne de la panique, de l’horreur, mais aussi de la dignité et du sang-froid d’une population exténuée, habituée aux malheurs.

La narration s’ouvre sur la « minute » fatidique : « Me voilà au restaurant de l’hôtel Karibe avec mon ami Rodney Saint-Eloi, éditeur de Mémoire d’encrier, qui vient d’arriver de Montréal. » C’est une minute « éternellement présente » qui traverse et retraverse le récit comme un leitmotiv obsessionnel. Fins gourmets, les deux amis venaient de commander qui sa langouste, qui son poisson gros sel. Alors qu’ils attendaient leurs commandes, a retenti le bruit d’une terrible explosion. La seconde d’après, ils se sont retrouvés dehors, à plat ventre, au centre de la cour de l’hôtel. « La terre s’est mise à onduler, poursuit Laferrière, comme une feuille de papier que le vent emporte. Bruits sourds des immeubles en train de s’agenouiller. Ils n’explosent pas. Ils implosent, emprisonnant les gens dans leur ventre. Soudain on voit s’élever dans le ciel d’après-midi un nuage de poussière. Comme si un dynamiteur professionnel avait reçu la commande expresse de détruire une ville entière sans encombrer les rues… »

Organisé sous forme de vignettes des choses vues, entendues, vécues, le récit de Dany Laferrière se lit comme un tableau impressionniste. Par petites touches, le narrateur brosse le portrait d’un pays dévasté, meurtri, mais qui renoue vite avec sa longue tradition de fortitude face aux malheurs. Les signes de cette résistance chevillée au corps sont saisis sur le vif : « un peuple fier et discret », la marchande de mangues revenue dès le lendemain du séisme vendre ses fruits étalés devant elle au bord de la route, une grand-mère en train de chanter avec son petit-fils dans l’espoir de lui faire oublier les images de la mort et de la destruction. Tout comme le faisait autrefois la grand-mère de l’auteur pour « [l’]arracher des griffes du dictateur en [lui] apprenant autre chose que la haine et l’esprit de vengeance ».

Cosmopolitisme assumé

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Ponctué d’échos du passé, le livre raconte aussi les retrouvailles de l’auteur avec ses proches, ses amis (Frankétienne, Lyonel Trouillot), ses lieux de mémoire (retour à Petit-Goâve, où Laferrière a grandi). On assiste à un véritable rituel de réappropriation par l’écrivain de son pays, de son peuple, mais aussi de sa propre identité, que la minute fatidique du séisme a fait sortir de ses fondations.

Avec Noires Blessures, de Louis-Philippe Dalembert, nous quittons les rives haïtiennes. L’action se situe en partie en Afrique et à Paris. Mais est-on si loin d’Haïti ? La thématique des rapports ambigus Blanc-Noir qu’explore l’auteur aurait très bien pu être campée dans le contexte haïtien forgé par des siècles d’exploitation et d’esclavage. La critique de l’humanitaire sous-jacente à l’intrigue de ce roman s’applique également à Haïti. Mais l’œuvre de cet écrivain globe-trotter, qui a quitté son île natale en 1986 et a vécu depuis lors aux quatre coins du monde (l’Europe, le Moyen-Orient, les Caraïbes, l’Amérique du Nord), se caractérise par son cosmopolitisme assumé (lieux, personnages), même si la nostalgie de l’enfance magique à Bel-Air, quartier populaire de Port-au-Prince, n’en est jamais absente.

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Laurent Kala, un Français expatrié employé par une ONG qui milite pour la protection des animaux dans le Tiers Monde, et son domestique Mamad White sont les protagonistes du nouveau roman de Dalembert. Les circonstances liées aux mystères de leur enfance et leur passé vont entraîner les deux hommes dans un huis clos de violence dont ni l’agresseur ni l’agressé ne sortiront indemnes. D’ailleurs le titre (Noires Blessures), comme l’onomastique (l’un d’eux se prénomme Kala, qui signifie « noir » en lingala, et l’autre White) des personnages semble le suggérer, est à chercher moins dans le racisme que dans l’histoire trouble des relations raciales dont Blancs et Noirs sont tous deux victimes. La complexité psychologique des personnages, couplée à la puissance narrative, n’est pas sans rappeler les récits des origines faulknériens.

Marvin Victor, auteur de Corps mêlés, son premier roman, est le troisième larron de cette rentrée haïtienne. À 28 ans, il est aussi le plus jeune. Il s’est fait connaître il y a trois ans en remportant le deuxième prix 2007 du Jeune écrivain francophone avec un texte intitulé Haïti, Je, moi, moi-même à la subjectivité solaire et exacerbée. Avec son roman au titre évocateur de passions, de chaleur et de promesses, Victor livre un récit de commencements et de naufrages. Il y est question de naissances « à travers des entrailles peureuses et gluantes », de morts et de résurrections. Son écriture hallucinée, sensuelle et ample annonce le retour d’une littérature du réel merveilleux et de flamboyance comme armes miraculeuses contre les horreurs naturelles et humaines.

      

Tout bouge autour de moi, de Dany Laferrière, Grasset, 192 pages, 15 euros, parution le 19 janvier.

Noires Blessures, de Louis-Philippe damebert, Mercure de France, 226 pages, 16,50 euros, parution le 13 janvier.

Corps mêlés, de Martin Victor, Gallimard, 249 pages, 18,50 euros, parution le 13 janvier.

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