Côte d’Ivoire : le réveil de l’intellectuel africain est en jeu

La crise post-électorale ivoirienne a fait (re)surgir une question : quel est le rôle des intellectuels africains dans les mouvements d’émancipation et de démocratisation des peuples du continent ? Entre l’anonymat des uns, la démagogie des autres et la réaction épidermique à l’arrogance occidentale, la réponse n’est pas évidente à trouver…

Publié le 12 janvier 2011 Lecture : 4 minutes.

Quel que soit son dénouement, la crise ivoirienne entrera dans le répertoire des petits pas de la renaissance africaine. Au-delà du nouveau discours passe-partout qui brandit une Afrique avenir du monde, des mouvements de fond secouent ce continent qui se libère peu à peu du carcan postcolonial. Les peuples engagent une révolution pacifique et s’affranchissent à petits pas de la tutelle intellectuelle occidentale. Il reste à savoir quel rôle l’intellectuel africain jouera dans cette révolution.

Quand éclate la crise postélectorale ivoirienne, le silence de celui-ci détonne. La raison en est simple. Cette élite est formée à une opposition manichéenne à l’Occident. Quand, en 2007, Nicolas Sarkozy commit son discours de Dakar, la levée de boucliers fut immédiate pour fustiger cette iconoclastie. Ce qui ne devait être qu’un discours d’Européen plus ou moins gavé à la supériorité blanche – rien que de très banal – devint casus belli. Avec la Côte d’Ivoire, même si en filigrane l’ingérence occidentale est manifeste, nous sommes face à un problème afro-africain. Alors, comment faire ?

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Puis un jour, le silence est rompu par un énigmatique « Collectif d’intellectuels franco-africains et de citoyens engagés » qui pond un insipide appel à la non-violence intitulé : « Non à toute intervention militaire en Côte d’Ivoire ! » Après un blabla conventionnel sur les méfaits de la guerre, qu’elle soit menée par un corps expéditionnaire « cinquante ans après les indépendances » ou par de « nouveaux tirailleurs ouest-africains », le collectif vitupère « les marchands de canons » et « les impérialismes d’un autre âge ». Ces « rares intellectuels [comme ils se désignent] qui n’ont pas peur de prendre leurs responsabilités » nous invitent à « inventer une solution pacifique ».

Seulement, avant d’inventer quoi que ce soit, il conviendrait de définir les responsabilités dans cette affaire. Ils ne s’y risqueront pas.

Enfin, réveillés par l’ingérence de la communauté dite internationale, d’autres intellectuels entrent en lice, non sous l’anonymat propice d’un collectif stérile, mais bien en leur nom propre. Cela aura pris un mois. À ma connaissance, la première à y aller est Calixthe Beyala dans le numéro de Jeune Afrique daté du 26 décembre. Mais analysons en premier le texte intermédiaire en termes d’engagement de Tierno Monénembo, paru dans Le Monde du 4 janvier, sous le titre édifiant : « L’ONU recolonise l’Afrique ».

Monénembo disqualifie les candidats à la présidentielle ivoirienne, Bédié, Gbagbo, Ouattara, ce « trio maléfique qui a ruiné le pays ». On ne saura pas derrière lequel des deux derniers il s’engage. Néanmoins, il affirme ne pas contester « l’élection d’Alassane Ouattara ». Le bémol qui accompagne ce légitimisme a minima est lourd de sous-entendus : la communauté internationale ne doit pas prendre « des positions partisanes ». Partisanes, vous avez dit partisanes ! Si le choix de la communauté internationale est jugé partisan, alors tout est dit. Et quand le Renaudot 2008 se sent obligé de déclarer : « Nous ne soutenons pas Gbagbo », ce n’est pas de la psychologie de bistrot que de dire qu’il pense l’exact contraire. Personne n’exigera de lui plus de clarté, car « le pestiféré d’Abidjan n’a pas besoin » de son soutien, puisque « la diabolisation dont il est l’objet » l’a rendu « sympathique aux yeux de ses pires détracteurs ».

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Calixthe Beyala ne s’encombre pas de contorsions stylistiques. L’intellectuelle s’engage avec un « J’accuse » clair et un choix net. Béchir Ben Yahmed­, directeur de la publication de Jeune Afrique, avait invité toute personne croyant « avoir de bonnes raisons de défendre Gbagbo » à s’exprimer dans ses colonnes. Beyala y affirme à contre-courant : « Gbagbo n’est pas seul ! » Il est donc défendable. Du point de vue juridique, elle pense, comme Monénembo, que ce n’est pas à la communauté internationale de désigner le président d’un pays. Elle ne croit ni en l’ONU, « minuscule club d’États riches », ni en l’Union africaine, sous la tutelle financière de l’Union européenne. Avec passion, elle défend son champion. Accuse-t-on le président du Conseil constitutionnel d’être un homme de Gbagbo, elle assume : c’est « le cas dans tous les pays du monde ». Elle doute de la capacité de Sarkozy à vouloir la démocratie en Afrique. « Je n’ai pas oublié le discours de Dakar », fulmine-t-elle. Elle ne reconnaît pas l’élection de Ouattara, l’homme des Occidentaux. Enfin, Beyala espère que Gbagbo et le peuple ivoirien « se battront jusqu’au bout pour ne point se faire dépouiller ».

C’est ici que se situe le paradoxe de la crise ivoirienne, nouveau maillon de la renaissance africaine. Dans les capitales du continent, on aime à s’aligner en masse derrière Gbagbo, le soutien de la communauté internationale ayant rendu Ouattara suspect. Je suis assailli, comme bien d’autres personnalités noires plus ou moins médiatisées, d’interpellations africaines m’intimant de prendre position pour le « digne frère » qui a dit « non » à la communauté internationale. Timeo Danaos et dona ferentes (« Je crains les Grecs, même quand ils font des offrandes. »). Alassane Ouattara risque de méditer toute sa vie cette citation. Trois cadeaux d’amis lui auront coûté une bonne part de l’opinion africaine, et peut-être plus : le consensus de la communauté internationale, l’ultimatum de Sarkozy à Gbagbo, et la nomination comme Premier ministre de Soro, à qui peu d’Africains reconnaissent une once d’aptitude à ce poste et que beaucoup accusent d’avoir conduit le pays là où il est. Et l’on exhume Marcoussis et la France qui a mis au même niveau un quarteron de rebelles et un État.

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Aimé Césaire voulait que l’intellectuel parle pour rendre l’Afrique à ­elle-même. Dans la pièce de théâtre Une saison au Congo, il déclare : « Je parle et, attaquant à leur base oppression et servitude, je rends possible, pour la première fois possible, la fraternité. » L’Africain est de plus en plus convaincu que c’est à lui de s’exprimer ; que lorsque sa voix se fera audible, alors deviendra possible la fraternité de la communauté internationale. Il appartient à l’intellectuel de prendre la parole pour accompagner le peuple dans cette quête de renaissance et de respect, et à l’homme politique d’en tenir compte.

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