Hassan Nasrallah, l’imam caché

Héros de la résistance à Israël aux yeux des Arabes, extrémiste infréquentable pour l’Occident, le chef du Hezbollah, contraint de vivre dans la clandestinité pour échapper à un « assassinat ciblé », est devenu l’une des pièces maîtresses de la partie d’échecs qui se joue dans la région.

Nasrallah s’adressant à ses partisans par vidéoconférence, en août 2009. © Khalil Hassan/Reuters

Nasrallah s’adressant à ses partisans par vidéoconférence, en août 2009. © Khalil Hassan/Reuters

Publié le 10 janvier 2011 Lecture : 7 minutes.

Il a remplacé Nasser dans le cœur des peuples arabes et musulmans, lui, le petit clerc chiite d’origine modeste. Depuis que son mouvement, le Hezbollah, a obligé Israël à se retirer du Liban en 2000 et résisté aux assauts de Tsahal en 2006, des millions de personnes, d’Alger à Téhéran, veulent croire qu’il est en train de laver un siècle d’humiliations. Car, comme l’écrit l’éditorialiste Rami Khouri, du Daily Star libanais, cet amour ne trouve pas ses racines dans l’idéologie mais dans la psychologie.

Depuis l’offensive israélienne de 2006, jamais le secrétaire général du Hezbollah n’avait été aussi visible. Ces six derniers mois, Hassan Nasrallah, obligé de se cacher pour échapper à un « assassinat ciblé » auquel l’a promis Tel-Aviv, a prononcé plus d’une dizaine de discours retransmis par vidéoconférence. Le dernier en date, à l’occasion de l’Achoura (commémoration du martyre de l’imam Hussein), le 16 décembre, a été pour lui l’occasion d’enfoncer le clou sur un certain nombre de sujets, dont la probable mise en cause du Hezbollah par le Tribunal spécial de l’ONU pour le Liban (TSL) dans l’assassinat, en 2005, de l’ex-Premier ministre Rafic Hariri. Pour sauver politiquement son mouvement devenu, notamment grâce à sa milice, un État dans l’État, Nasrallah doit à tout prix désamorcer cette bombe à retardement. Cette fois, il a demandé au gouvernement de Saad Hariri de ne pas s’en mêler et de laisser le Hezbollah traiter seul avec le TSL.

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Homme du peuple

Intelligent, éloquent, pragmatique, comme le reconnaissent amis et ennemis, le chef du Parti de Dieu, 50 ans, fascine depuis ses premières apparitions publiques, en 1986. L’homme est proche du peuple. Né à Karantina, un bidonville de la banlieue de Beyrouth­, il est l’aîné d’une famille de neuf enfants. Son père, Abdelkarim, est un marchand de fruits et légumes. Jeune, Hassan côtoie Palestiniens, Arméniens et Kurdes, d’où son empathie naturelle pour les déracinés et les opprimés. D’anciens camarades de classe se souviennent d’un gamin qui réfléchissait toujours avant de parler. L’enfant timide est devenu un homme pudique. En 1997, lorsqu’il apprend la mort de son fils aîné, Hédi, 18 ans, lors d’affrontements avec l’armée israélienne, il ravale sa peine et prononce le discours initialement prévu, sans chercher à instrumentaliser le deuil qui le frappe. Ce jour-là, il entre dans le cœur des Libanais. Incorruptible et réellement solidaire des Palestiniens, il détonne dans le milieu des leaders arabes, dont la léthargie le dispute à la frilosité.

Si un mot devait le définir, ce serait « piété ». À l’âge de 10 ans, celui dont le nom signifie « la victoire de Dieu » donnait déjà à l’écharpe de sa grand-mère sur sa tête la forme des turbans religieux qu’il porte aujourd’hui. Sa famille n’est pas particulièrement pieuse, mais un poster de Moussa Sadr, un imam iranien qui s’était installé au Liban pour s’occuper des chiites, trône dans l’échoppe familiale. Il n’a que 15 ans lorsqu’il part, seul, étudier l’islam à Nadjaf, lieu saint irakien du chiisme. Studieux et ascète, il boucle en deux ans un premier cursus et rencontre, en 1977, l’ayatollah Khomeiny, qui le subjugue. Une rencontre décisive puisque c’est en s’inspirant ouvertement de la révolution iranienne de 1979 qu’il cofonde, en 1982, le Hezbollah. Le retrait d’Israël, qui vient d’envahir le Liban, est l’objectif du parti, et l’islam, le référent de cette lutte. Mais Nasrallah, drapé dans son ample vêtement de modeste clerc, petites lunettes de l’érudit sur le nez, se définit d’abord comme un religieux. « Mon plus grand souhait est que mes frères m’allègent de mes responsabilités pour que je puisse retourner au séminaire », soupire-t-il.

Pragmatisme

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À l’inverse des islamistes sunnites radicaux, le leader chiite est réaliste, tolérant, plus pragmatique que dogmatique. Dans les zones du Sud-Liban placées sous son contrôle au début des années 1990, il assouplit la réglementation sur l’alcool et la tenue vestimentaire. « Le régime des talibans est le pire exemple possible de république islamique », n’hésite-t-il pas à dire, estimant qu’elle n’est de toute façon pas à l’ordre du jour dans un Liban multiconfessionnel. Rassembleur, exécrant l’idée de Fitna (la discorde entre musulmans), il rejette celle d’un affrontement généralisé entre chiites et sunnites. Il associe systématiquement les chrétiens à son combat contre l’occupation et cite souvent Jean-Paul II. « L’islam des Lumières, c’est lui ! » va jusqu’à affirmer le journaliste libanais René Naba.

Nasrallah, terroriste ? Son implication dans les premiers attentats du Hezbollah, au début des années 1980, notamment contre les contingents français et américain, n’est pas établie, sa biographie officielle faisant l’impasse sur cette période. Il enseignait alors dans une école coranique et était responsable du parti dans la plaine de la Bekaa. « Une stricte définition du mot terrorisme est impossible », dira-t-il en 2004. S’il condamne à plusieurs reprises Al-Qaïda et les attaques du 11 Septembre, il rappelle régulièrement qu’un peuple occupé est en droit d’attaquer l’occupant. Et s’est même laissé aller un jour, bien qu’on lui connaisse peu de dérapages verbaux, à qualifier les juifs sionistes de « descendants de singes et de porcs ».

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Pragmatique, le secrétaire général du Parti de Dieu l’est aussi comme chef de guerre. S’il appelle Israël « l’entité sioniste », puisqu’il n’en reconnaît pas l’existence, il n’en négocie pas moins avec l’État hébreu depuis 1993. Pour mieux connaître ses ennemis, il lit les Mémoires d’Ariel Sharon et se familiarise avec les différents corps d’armée de Tsahal, qui n’a plus aucun secret pour lui. Il cherche à comprendre la mentalité des Israéliens et déclare même que « la façon dont les sionistes œuvrent jour et nuit pour récupérer leurs soldats et les corps de leurs morts mérite le respect ». C’était en 2004, lors d’un échange de prisonniers. L’État libanais, exclu des négociations, salua sa réussite.

Un Etat dans l’Etat

C’est que le Hezbollah est devenu tout-puissant – milice, réseau de communication, services sociaux, dont Nasrallah­ justifie le maintien par la faiblesse de l’État. Mais la population supporte de moins en moins cette autorité parallèle, alors que le dialogue national sur les « armes de la résistance », entamé en septembre 2008, n’a toujours pas abouti. Et depuis qu’Israël a quitté le Liban, le thème de la résistance commence à s’essouffler. Comme le souligne Nicholas Blanford, qui a compilé en anglais les discours du « sayyed » (« descendant du Prophète »), « c’est au moment où la résistance est devenue un puissant mouvement de guérilla que sa raison d’être s’est érodée ». Nasrallah a donc impulsé la « libanisation » de son parti, qui entre au gouvernement en 2005. Il s’agit pour lui désormais de convaincre qu’il est politiquement indépendant de la Syrie et surtout de l’Iran – dont il reconnaît cependant l’aide financière et la guidance spirituelle.

Nasrallah est aussi en quête de crédibilité sur des thèmes socio-économiques. Ainsi a-t-il clôturé par une allocution, le 8 octobre, la campagne de plantation d’un million d’arbres lancée par le Hezbollah. Pour l’occasion, il a effectué sa première sortie publique depuis deux ans et a planté un arbre devant son ancienne maison détruite, à Haret Hreik, dans la banlieue de Beyrouth. Il a évoqué quatre raisons de reboiser le Liban : protéger l’environnement ; pérenniser l’identité du Liban, pays du Cèdre ; conserver les forêts, défense naturelle contre les invasions ; et honorer le Prophète, qui invitait les musulmans à planter des arbres. Tel est le nouveau Nasrallah : un soupçon de modernité, une trame nationaliste, une culture de la résistance et l’islam comme ligne de conduite.

Quatrième personnalité préférée des Arabes en 2010, selon un sondage du Brookings Institute – il a été premier jusqu’en 2008 –, il est devancé par Erdogan, Chávez et Ahmadinejad. Peu d’informations transpirent sur les rapports de force au sein du très opaque Hezbollah. Certains évoquent des divergences entre Nasrallah et son numéro deux, Naïm Qassem, plus proche des Iraniens. Quoi qu’il en soit, le chef du parti n’a aucun héritier désigné ou putatif à ce jour. Il garantit l’unité du Hezbollah depuis dix-huit ans et a été élu secrétaire général pour la quatrième fois en 2009.

Marié avec Fatima, la sœur d’un ancien camarade de séminaire, il s’efforce « de devenir un mari et un père attentif ». Si ses trois enfants, deux garçons et une fille, sont absents de la politique ou des affaires – ce qui le distingue encore des leaders arabes, « toutes mes sœurs sont des membres actifs du Hezbollah », se plaît-il à rappeler. Surtout, c’est un excellent tribun, passé maître dans l’art de galvaniser les foules grâce à un sens inné de la formule, à une maîtrise parfaite de l’arabe… et à un humour ravageur. Il s’amuse parfois de son défaut de prononciation qui l’empêche de rouler correctement les « r » ! Pédagogue, il appelle toujours ses auditeurs au calme, avant de démontrer méthodiquement le bien-fondé de ses théories.

Contre-attaque

Très habile, Nasrallah dispose de trois armes pour faire échec au TSL et sauver son mouvement. D’abord, la dissuasion. « Toute main qui essaierait d’arrêter l’un de nos combattants sera coupée », a-t-il lancé en novembre. Ensuite, la contre-attaque. Il a présenté des indices impliquant Israël dans l’assassinat de Hariri, mais refuse de les communiquer au TSL. Enfin, la diplomatie. Nasrallah attend beaucoup de l’accord politique entre le Hezbollah et le gouvernement libanais que préparent la Syrie et l’Arabie saoudite. Tel-Aviv dit redouter un coup d’État du Hezbollah en cas d’inculpation de ses membres par le TSL. « Si nous voulions faire un coup d’État, nous l’aurions fait en 2005, ou en août 2006 », répond le « sayyed », qui estime plutôt qu’Israël­ prépare le terrain pour une future invasion du Liban.

S’il remporte son bras de fer avec le TSL, le Parti de Dieu aura accentué un peu plus son poids face à l’État. Mais celui qui a guidé jusque-là le mouvement chiite devra tôt ou tard redéfinir sa place sur la scène politique nationale. À moins que le bellicisme d’Israël ne lui fournisse encore de bonnes raisons de ne pas le faire.

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