Un émir pas comme les autres

Éclairé et ouvert sur le monde, l’émir du Qatar, Hamad Ibn Khalifa Al Thani nourrit une double ambition qui le distingue de ses pairs de la région : investir pour les générations futures et faire entendre la voix de son pays dans le concert des nations.

Cheikh Hamad et le président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, en septembre 2010, à Doha. © Stringer Iran/Reuters

Cheikh Hamad et le président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, en septembre 2010, à Doha. © Stringer Iran/Reuters

Publié le 3 janvier 2011 Lecture : 8 minutes.

Pour les promoteurs immobiliers de Londres, les salles de ventes les plus prestigieuses d’Occident et les banquiers d’affaires de la planète, un seul et même mot sonne aujourd’hui comme une formule magique : Qatar. Malgré la crise financière internationale et les troubles qui agitent ses voisins du Moyen-Orient, le petit émirat du Golfe ne cesse de faire des affaires : rachat du célèbre Harrods de Londres, entrée dans le capital de la filiale brésilienne du groupe bancaire Santander, acquisition d’œuvres pour son nouveau musée d’art islamique…

D’un trou perdu longtemps plongé dans l’apathie, le Qatar est devenu, sous la houlette d’un émir réformateur, le premier exportateur mondial de gaz naturel liquéfié. Et une partie des bénéfices de cette manne a été investie à l’étranger, principalement via un fonds souverain, créé il y a sept ans pour préparer l’avenir et doté de 85 milliards de dollars (63 milliards d’euros). Mais à l’instar des autres émirats du Golfe, où les familles régnantes disposent de tous les leviers du pouvoir, l’économie, les investissements et le destin politique du Qatar dépendent essentiellement des ambitions et des moyens de son leader, Cheikh Hamad Ibn Khalifa Al Thani.

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Diplomatie indépendante

Arrivé au pouvoir il y a quinze ans après en avoir écarté son père, mettant un terme à ce qu’il considérait comme une période de dérive politique et financière, Cheikh Hamad, 58 ans, s’est taillé une réputation de dirigeant astucieux et prudemment progressiste mû par le désir de voir le Qatar entrer dans la cour des grands. Et ce tant au niveau régional, via ses nombreuses médiations, que sur le plan international – l’organisation du Mondial de football 2022 –, ou en matière de placements à l’étranger. « Nous investissons partout. Nous avons même acheté votre Harrods », se félicite l’émir au cours de l’une de ses rares interviews, dans sa résidence de Doha, avant une visite officielle en Grande-Bretagne.

Massif, le visage barré d’une moustache noire, amateur de chasse au faucon et de plongée, Cheikh Hamad est réputé pour son franc-parler dans une région où ce n’est guère la règle. Il a un sens de l’humour espiègle et aime à plaisanter sur les femmes au volant et sur le fait que son épouse, Cheikha Mozah Bint Nasser al-Missned, devenue par son seul talent un acteur politique à part entière, garde toujours un œil sur lui.

Au grand dam de ses voisins, l’émir se plaît à mener une politique étrangère indépendante, qui, si elle contredit souvent les positions communes des États arabes, lui vaut l’approbation d’acteurs non étatiques plus radicaux. Les ambitions de Cheikh Hamad semblent nées avant tout du souvenir d’un échec cuisant : l’incapacité de son pays à tirer profit de ses ressources naturelles. L’émir ne sait que trop qu’un afflux soudain d’immenses richesses peut ruiner une société. « Le Qatar était réputé pour ses activités de pêche à la perle, rappelle-t-il, mais lorsque les Japonais ont inventé les perles “artificielles”, si l’on peut dire, cela a appauvri le pays. Après la découverte de pétrole, nous avons oublié la leçon des perles : nous pouvons redevenir pauvres. » Lorsque le prix du baril a explosé dans les années 1970, « nous nous sommes subitement retrouvés au paradis, poursuit-il, l’argent coulait à flots. Et nous n’avons rien prévu pour consacrer une partie de cette manne à la préparation de l’avenir ». Quand, à la fin des années 1990, les cours du pétrole ont chuté, le Qatar s’est de facto retrouvé au bord de la faillite.

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Grâce à des emprunts et à des investissements étrangers, l’émir a mis au point un vaste programme pour optimiser les ressources de son pays, qui recèle les troisièmes réserves mondiales de gaz, et a beaucoup investi dans sa transformation et son exportation (le Qatar ne produit comparativement que peu de pétrole). La production de gaz naturel liquéfié a augmenté, ainsi que les exportations vers l’Europe, l’Asie et les États-Unis. Une partie des bénéfices engendrés a été investie dans les secteurs de prédilection de l’émir (l’éducation, le sport, la santé et la culture) et une autre partie à l’étranger. « Mon souci aujourd’hui, explique-t-il, est d’investir en même temps au Qatar et à l’extérieur au profit des générations futures. »

Priorité à l’éducation

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Tandis que l’émirat accumule les richesses pour une population de 1,7 million d’habitants – dont seulement 300 000 sont des nationaux –, trois questions se posent. Le pays utilise-t-il sa prospérité à bon escient ? Comment peut-il se protéger efficacement des dangers qui guettent le Moyen-Orient, notamment un conflit impliquant l’Iran ? L’émir et son épouse peuvent-ils entraîner les Qataris vers la modernisation à tous crins d’une société encore très traditionnelle ? Pour Cheikh Hamad, l’avenir du Qatar repose sur l’éducation. L’un des projets les plus ambitieux de la Fondation Qatar, de Cheikha Mozah, a été d’installer des campus universitaires américains à Doha et d’investir dans les domaines de la santé et des technologies de l’information.

« Ce qui donnera un emploi aux Qataris, c’est un bon niveau d’études, affirme l’émir. C’est pourquoi nous avons des universités américaines qui délivrent les mêmes diplômes qu’aux États-Unis. » Cet accent mis sur l’éducation essuie pourtant des critiques au Qatar. Dans une société conservatrice confrontée à un afflux de travailleurs immigrés et de références culturelles étrangères, certaines familles hésitent à envoyer leurs enfants dans des universités mixtes. Beaucoup de jeunes, d’autre part, entament leurs études supérieures avec un bagage scolaire inférieur aux exigences américaines. Le recul programmé de la langue arabe dans les écoles et les universités a aussi provoqué un malaise.

Mais l’émir reste imperturbable. « Nous sommes fiers de notre langue, de notre culture, mais ceux qui veulent accéder à l’université américaine doivent apprendre l’anglais au lycée. » Le développement du Qatar, assure-t-il, n’imposera rien aux familles, mais, au contraire, leur donnera le choix. « Cela me rappelle l’époque où nous avons autorisé les femmes à conduire. Les gens n’y étaient pas favorables, mais aujourd’hui elles conduisent partout, même si elles créent parfois des problèmes dans la rue. »

À l’évidence, Cheikh Hamad n’est pas homme à se laisser facilement influencer par ceux qui s’opposent à ses projets. Depuis qu’il a lancé Al-Jazira, il y a plus de dix ans – une chaîne satellitaire qui a introduit le débat dans le paysage audiovisuel arabe, suscitant cependant le courroux des États-Unis pour avoir donné la parole à Al-Qaïda –, il n’en finit pas d’irriter ses voisins arabes. « Je sais qu’Al-Jazira m’a valu quelques problèmes. Il fut un temps où de nombreux chefs d’État arabes ne voulaient plus me parler. C’est une bonne chose qu’ils aient compris que je n’ai pas l’intention de changer d’avis. »

Les efforts du Qatar pour renforcer sa sécurité en nouant des alliances contradictoires ont aussi suscité la méfiance de ses voisins. L’émirat abrite, par exemple, une base militaire régionale américaine (autrefois située en Arabie saoudite) tout en entretenant de bonnes relations avec l’Iran. Jusqu’à l’offensive israélienne contre Gaza, il y a deux ans, il s’était montré particulièrement amical à l’égard de l’État hébreu, tout en étant l’un des rares pays à bénéficier de la confiance des plus farouches adversaires d’Israël – le Hamas palestinien et le Hezbollah libanais.

Pour Cheikh Hamad, cet étrange attelage est un atout diplomatique important dans sa volonté de jouer les médiateurs dans des conflits d’envergure. Comme en 2008, quand il invita à Doha les dirigeants des différents partis politiques libanais et permit la rédaction, avec les États-Unis, l’Iran, l’Arabie saoudite et la Syrie, d’un document mettant fin à deux ans d’impasse politique et sauvant le pays du Cèdre d’une nouvelle guerre civile. « Notre règle, explique Cheikh Hamad, c’est d’être amical avec tout le monde. Ce que nous voulons, c’est la paix. Ce qui signifie qu’en cas de conflit nous essayons de conserver des liens avec les deux parties. »

L’union des contraires

Jongler avec des alliances concurrentes a cependant un prix : si le partenariat militaire et économique avec les États-Unis reste étroit, les liens politiques se sont affaiblis. L’émir ne s’est ainsi pas privé de critiquer la politique américaine vis-à-vis de l’Iran, estimant que les sanctions ne permettront pas à Washington d’atteindre son objectif. Le Qatar refuse que son territoire serve de base en cas d’opération militaire contre l’Iran, prévient-il, même si Doha avait abrité le quartier général de la coalition lors de l’invasion de l’Irak, en 2003. « L’Iran est une grande nation, entourée de nombreux voisins. OK, il pâtira certainement des sanctions, souligne l’émir, mais il convient d’abord de se demander si l’on veut amener Téhéran à coopérer avec le reste du monde ou si l’on veut le pousser à se marginaliser. »

Sur la scène intérieure, le Qatar a également emprunté deux chemins qu’il s’agira de concilier. Le pays s’est distingué de ses voisins du Golfe en encourageant des débats télévisés qui brisent des tabous politiques. Mais il tarde, dans le même temps, à se conformer à la démocratisation dont il s’est fait le héraut. Certes, une nouvelle Constitution, approuvée par référendum en 2003, protège la liberté d’expression et de conscience, et instaure une assemblée où les deux tiers des députés sont élus. Mais le vote avalisant son entrée en fonction a été reporté.

Pendant ce temps, la famille régnante domine la vie politique et les affaires, notamment par le biais de l’hyperactif et très rusé Cheikh Hamad Ibn Jassim Al Thani, qui agit comme un Premier ministre et dispose de l’autorité suffisante pour superviser l’agenda diplomatique et les investissements du pays à l’étranger. C’est donc de la famille que surgira toute alternative politique future, et plus particulièrement des membres de la nouvelle génération. Parmi eux, le prince héritier Tamim, qui a considérablement accru son pouvoir tout en restant dans l’ombre. Il dirige aujourd’hui « 85 % du pays », affirme Cheikh Hamad, qui ajoute, sur le ton de la plaisanterie, qu’il a parfois l’impression que la jeune génération « n’est pas contente que l’on travaille avec elle ».

Cheikh Hamad promet que des élections se tiendront « bientôt », sans préciser de date. « La démocratie s’instaure pas à pas, dit-il. Nous devons l’assimiler comme un tout. » Pour l’instant, il ne subit guère de pression sur le plan intérieur pour accélérer la libéralisation politique, ses compatriotes étant accaparés par des préoccupations économiques. En réalité, c’est précisément du succès de l’émir dans sa volonté de construire une société mieux éduquée et financièrement sécurisée que dépendra l’émergence d’une nouvelle force à même de réclamer un changement politique.

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