Me Farouk Ksentini : « L’État, principal prédateur… et principal protecteur »

Me Farouk Ksentini vient de rendre un rapport sur les droits de l’Homme en Algérie, dans lequel il n’épargne pas le pouvoir, responsable, selon lui, de graves manquements.

Me Farouk Ksentini, président de la CNCPPDH. © Sidali-Djenidi pour J.A.

Me Farouk Ksentini, président de la CNCPPDH. © Sidali-Djenidi pour J.A.

Publié le 31 décembre 2010 Lecture : 5 minutes.

Contrairement à ce que pourrait laisser entendre son nom, Farouk Ksentini, 62 ans, n’est pas originaire de Constantine mais de Boufarik, cette cité de la Mitidja qui a donné naissance à la clémentine… et à Antar Zouabri, sanguinaire chef des Groupes islamiques armés (GIA) de triste mémoire. Vedette du barreau, Ksentini bouclera, le 31 décembre, son second mandat à la tête de la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme ­(CNCPPDH). Sa gouaille et sa disponibilité en ont fait le chouchou des médias. Mais les ONG nationales et internationales lui reprochent vertement sa proximité avec le pouvoir. Son rapport sur l’état des droits de l’homme est pourtant un violent réquisitoire contre l’État, « principal prédateur des droits de l’homme ».

Jeune Afrique : Ne craignez-vous pas que le destinataire de votre rapport, le président de la République, ne prenne ombrage du fait que vous en ayez éventé le contenu ?

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Farouk Ksentini : Pas du tout. Et sans flagornerie aucune, je vous dirais que le chef de l’État est plus ouvert que vous ne semblez le croire. Je vous rappelle que la promotion des droits de l’homme était déjà au cœur de sa campagne électorale en 1999. En outre, je peux vous affirmer qu’il est bien informé des réalités de son pays. La vocation de ce rapport n’est pas de lui apprendre ce qui se passe mais de lui faire quelques recommandations.

Plusieurs organisations de la société civile, notamment les familles de disparus, vous clouent au pilori. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

Franchement, je crois avoir tout fait pour les convaincre du bien-fondé de ma démarche. Au sortir d’une décennie de violence inouïe, il y a eu de nombreux cas de disparitions forcées. À l’époque, le sujet était totalement tabou. En septembre 2003, le président Bouteflika m’a chargé d’élaborer un rapport sur cette question. Avec les membres de la Commission, nous avons sillonné les 48 wilayas du pays, rencontré les familles, recueilli toutes les plaintes et doléances, interrogé les commandements de l’armée et de la gendarmerie, la direction générale de la police. Nous avons recensé 7 200 cas de disparitions forcées du fait des agents de la force publique. En revanche, il n’a pas été établi que ce phénomène ait été planifié par la chaîne de commandement. Après enquête auprès des familles, 95 % des ayants droit ont accepté l’idée d’une indemnisation, que nous avons recommandée et qui a été retenue dans la charte pour la réconciliation nationale. Les organisations qui, aujourd’hui, me placent au centre de leurs préoccupations regroupent les 5 % qui ont refusé le principe de l’indemnisation.

Elles privilégient sans doute la vérité à l’argent…

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Le chaos qui régnait dans les années 1990 empêche toute manifestation de la vérité. Au cours de cette période, le premier disparu était l’État. Aussi blâmables soient-elles, les exécutions extrajudiciaires n’étaient pas planifiées et relevaient d’actes isolés et de dérapages des membres de la force publique. La démarche consistant à demander des procès et des poursuites judiciaires est certes légitime, mais impossible à satisfaire car aucun élément probant n’existe. Quant à ceux qui nous suggèrent un scénario à la marocaine ou à la sud-africaine, je leur réponds, dans le premier cas, que la société algérienne n’est pas prête à vivre pareil show avec, à la clé, l’absence de toute incidence pénale, et, dans le second cas, que je ne connais pas de personnalité algérienne ayant la dimension d’un Desmond Tutu. Le réalisme nous dictait d’épargner à notre peuple, déjà traumatisé, une épreuve supplémentaire. Et c’est ce réalisme qui m’est reproché par quelques ONG nationales et étrangères.

Peut-on décemment évoquer les droits de l’homme dans un pays vivant sous l’état d’urgence ?

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Oui, pour peu qu’on ait l’honnêteté de reconnaître que l’instauration de l’état d’urgence, en 1992, n’avait pas pour objectif la pérennisation d’un régime dictatorial mais la protection du premier des droits de l’homme : le droit à la vie. Faut-il à chaque fois rappeler les épreuves qu’a traversées ce peuple ? Faut-il toujours rappeler que l’Algérie fut le premier pays à souffrir du terrorisme, dix ans avant que la communauté internationale ne le découvre avec les attaques du 11 septembre 2001 ? La Constitution fait obligation à l’État de protéger les biens et les personnes. L’état d’urgence est un arsenal juridique qu’ont choisi l’État et la République pour combattre une armée de plus de 25 000 terroristes aussi déterminés que barbares. Aucune censure ne frappe la presse indépendante, et l’activité des partis d’opposition n’en souffre pas. Il n’est en rien attentatoire aux libertés publiques. La seule restriction concerne les marches et manifestations, soumises à une autorisation préalable, car elles exposent leurs participants à des attentats terroristes. Je serais le premier ravi s’il était levé, car cela signifierait que la menace terroriste a totalement disparu. J’ai pleinement conscience que son maintien altère considérablement l’image de mon pays.

À propos d’image, ne craignez-vous pas qu’on vous fasse grief d’avoir rédigé un rapport accablant sur l’état des droits de l’homme dans votre pays ?

Pas du tout. À aucun moment je n’ai le sentiment de nuire à l’image de l’Algérie. Après cent trente-deux années de présence coloniale, trente années de parti unique et une décennie de terrorisme, nous sommes dans un État renaissant. Rien ne saurait excuser la complaisance à l’égard des abus de pouvoir et des atteintes aux libertés publiques.

Les membres de la Commission et vous-même êtes en fin de mandat. Le contenu de votre rapport pourrait-il jouer en défaveur de votre reconduction ?

Franchement, au moment où nous rédigions le rapport, cette question ne nous a pas effleuré l’esprit. Je peux vous certifier que la reconduction n’obsède pas les commissaires et encore moins leur président. Nous avons conscience que l’État est le principal prédateur des droits de l’homme et en est, paradoxalement, le principal protecteur. Dans cette dualité ange-démon, la Commission a pour vocation de faire en sorte que cet État devienne plus protecteur que prédateur.

Si vous deviez donner une note de 1 à 10 en matière de respect des droits de l’homme, quelle note attribueriez-vous à l’Algérie ?

Quatre, car nous sommes en deçà de la moyenne. Mais attention, je nuance cette note en y accolant l’adjectif dynamique. Ce n’est donc pas un 4 statique. J’en suis à mon neuvième rapport annuel [il a été nommé en septembre 2001], et je peux vous certifier que d’énormes progrès ont été réalisés.

Si vous êtes reconduit, à quoi ressemblera le rapport de 2011 ?

Outre les atteintes aux libertés publiques, le rapport 2010 s’est intéressé aux droits sociaux du citoyen. En 2011, on devra s’occuper de l’éducation. Nous avons lancé des enquêtes dans les établissements scolaires et universitaires. L’avenir de ce pays n’est pas son pétrole mais son école.

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