Le nerf de la guerre

Douanes, impôts, cacao, pétrole… Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara se disputent le fauteuil de président et les cordons de la bourse. Mais, en attendant un éventuel dénouement, ce sont à nouveau les entreprises et les consommateurs qui trinquent.

Publié le 19 décembre 2010 Lecture : 7 minutes.

« Vous savez, une économie, c’est comme un gâteau. Il y a en a qui sont plus gourmands que d’autres. Son utilisation pose souvent problème », expliquait Alassane Dramane Ouattara (ADO) lors du débat télévisé l’opposant à son adversaire à la présidentielle, Laurent Gbagbo, le 25 novembre. Trois semaines plus tard, le président élu fait tout pour prendre le contrôle des leviers économiques du pays. Mais il n’a toujours pas le loisir de redistribuer les parts d’un gâteau que l’actuel locataire du palais présidentiel conserve jalousement. Gbagbo affirme régulièrement à ceux qui lui rendent visite : « Avec Alassane, la Côte d’Ivoire finirait aux enchères », en allusion à la vague de privatisations enclenchée par l’ancien Premier ministre du président Félix Houphouët-Boigny au début des années 1990. « Il n’a qu’à aller gouverner à Bouaké. Nous conserverons 80 % des richesses du pays », ajoute-t-il, laissant entendre qu’il laisserait à ADO le coton et le sucre quand il garderait le pétrole (50 000 barils par jour) et le cacao (principale source de devises avec 1,2 million de tonnes chaque année), les deux mamelles nourricières de la Côte d’Ivoire. Ces deux produits sont exploités majoritairement par des opérateurs étrangers, mais l’État ivoirien prélève de nombreuses taxes et même des royalties pour les hydrocarbures. Ce qui permet officiellement aux « refondateurs » de payer les fonctionnaires, de financer les grands chantiers et, plus officieusement, d’acheter des armes, les consciences, et d’organiser l’agit-prop.

Pour contrôler les matières premières, Laurent Gbagbo a besoin de maîtriser les voies d’évacuation. Il a ainsi redonné à Marcel Gossio, dont l’amitié et le soutien politique n’ont jamais failli, les clés du Port autonome d’Abidjan. Et il a promu le directeur général du Port de San Pedro (60 % des exportations de cacao), Désiré Dallo, au poste de ministre de l’Économie et des Finances. Gbagbo connaît bien ce frère bété puisqu’il a fréquenté la cour familiale du vieux Dallo à Gagnoa. À 55 ans, le nouveau grand argentier s’est rapidement mis au travail. Il a d’abord reçu les responsables des principales régies financières (douanes, impôts et Trésor), pour s’assurer de leur fidélité, avant de prendre langue avec les membres de l’Association professionnelle des banques et établissements financiers de Côte d’Ivoire (Apbef-Ci) pour les remobiliser. Ces derniers sont les principaux souscripteurs des emprunts obligataires et bons du Trésor émis par l’État, qui leur doit actuellement quelque 180 milliards de F CFA (275 millions d’euros).

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De son côté, Alassane Ouattara a écrit aux banquiers en leur demandant de « soumettre à l’approbation préalable du gouvernement de Guillaume Soro tout mouvement interne de fonds, aussi bien dans les comptes publics ouverts au nom de l’État ivoirien à la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) que dans les comptes du Trésor public ou ceux des entreprises à participations financières publiques ». Même si la majorité des banquiers le soutient, ce vœu devrait rester lettre morte. « Le camp Gbagbo conserve les sceaux et les armoiries », estime un représentant du patronat. De fait, les actes administratifs sont toujours aux mains de Gbagbo, et les ministères demeurent occupés par des membres de son gouvernement, tandis que l’équipe Soro se démène au Golf Hôtel.

Le contrôle des régies

Ouattara a également envoyé un courrier similaire à la BCEAO afin de couper les finances de son adversaire et aimerait bien récupérer la signature ivoirienne, hautement symbolique mais au final peu opérante. La Côte d’Ivoire peut tenir – au moins un temps – sans le concours de l’institution. En outre, on s’attendait à ce que les représentants des huit États ouest-africains de la zone franc examinent favorablement sa requête lors d’une réunion prévue à Lomé, le 15 décembre. Mais la rencontre a été annulée au dernier moment. Au sein de la BCEAO, Gbagbo possède un soutien de taille en la personne de Philippe-Henri Dacoury-Tabley, le gouverneur actuel et ami d’enfance. Ce dernier ne serait pas prêt à obéir aux injonctions des autres pays membres et de leur partenaire financier, la France. Et même si le gouverneur doit « exécuter les décisions » du Conseil des ministres de l’Union monétaire, selon les statuts de la Banque centrale, la requête de Ouattara semble difficile à appliquer. « L’agence de la BCEAO à Abidjan travaille comme si de rien n’était », explique un banquier. L’institution a même émis 92 milliards de F CFA de bons du Trésor, mais ne serait plus en mesure d’ouvrir des lignes de crédit à la Côte d’Ivoire.

Pour gouverner économiquement la Côte d’Ivoire, Ouattara s’est également attaché à convaincre Charles Koffi Diby, l’ex-ministre de l’Économie et des Finances de Gbagbo, de le rejoindre. Avec succès. Technicien réputé qui a conduit les discussions pour l’annulation de la dette avec les institutions de Bretton Woods, Diby a donc été reconduit dans ses fonctions. Depuis, il tente de débaucher le maximum de cadres administratifs auparavant sous ses ordres. Certains ont été promus par Ouattara à la tête des différentes directions des régies financières de l’État. D’autres ont rallié Gbagbo. C’est le cas de son directeur de cabinet, Emmanuel Koffi Ahoutou.

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Exfiltré avec le président de la Commission électorale indépendante (CEI) du Golf Hôtel, l’argentier d’ADO était en début de semaine dernière à Paris, où il a rencontré le directeur général du Trésor, Ramon Fernandez, et l’administrateur français auprès de la BCEAO, Rémy Rioux. Il devait aussi s’entretenir avec la ministre Christine Lagarde. Au menu des discussions : la situation économique et le contrôle des leviers financiers.

En attendant les salaires

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Pour l’instant, le camp Gbagbo conserve la mainmise sur les régies et les banques publiques, aux mains de fidèles, dans lesquelles il cherche à loger toutes les recettes fiscales. Il s’agit de sécuriser ces fonds, alors que la communauté internationale cherche à lui couper les vivres. Gbagbo devrait pouvoir payer les salaires des fonctionnaires du mois de décembre – quelque 70 milliards de F CFA –, traditionnellement versés un peu avant Noël afin que les familles puissent préparer les fêtes de fin d’année. En fait, il ne devrait pas rencontrer de difficultés financières jusqu’au mois de février puisque les exportations de café-cacao battent leur plein, remplissant les caisses de l’État. Près de 140 milliards de F CFA de taxes fiscales et parafiscales devaient être collectées sur le cacao, pour la période allant d’octobre à décembre. Il peut aussi, comme beaucoup s’y attendent, suspendre les remboursements de la dette publique et geler les investissements.

Après février, cela risque néanmoins d’être plus difficile. Le ralentissement de l’économie est général, les arriérés de dette envers les sociétés privées risquent de provoquer la fermeture de nombreuses entreprises qui ont déjà mis une partie de leurs salariés au chômage technique. « On ne vend plus rien, explique un homme d’affaires libanais. Mes entrepôts sont pleins à craquer et je ne vais même pas réaliser 20 % de mon chiffre d’affaires habituel. » Dans tous les secteurs d’activité, le diagnostic est similaire. « Si la situation perdure, de nombreuses entreprises ne pourront pas honorer leurs engagements fiscaux, dont le paiement des impôts, tandis que d’autres risquent de mettre la clé sous le paillasson », a prévenu Jean Kacou Diagou, président de la Confédération générale des entreprises de Côte d’Ivoire (CGECI). Jean-Louis Billon, le patron de la chambre de commerce et d’industrie, est allé encore plus loin. Il a demandé aux opérateurs économiques de remplir leurs déclarations d’impôts, mais de surseoir à leur paiement en attendant d’avoir un interlocuteur unique au niveau de l’État. En effet, le gouvernement Soro a menacé les entreprises qui s’acquitteraient de leurs charges de les faire repayer… « Je ne vais honorer que mes droits de douane, indique un entrepreneur. Car, autrement, je ne pourrai pas avoir accès à mes marchandises. » Des paiements que la plupart des opérateurs devront effectuer en espèces sonnantes et trébuchantes. « Les autorités douanières craignent que leurs comptes en banque soient bloqués, ajoute ce dernier. Elles veulent du cash. »

Économie de guerre

Du côté des recettes pétrolières, la marge de manœuvre du camp Gbagbo est également limitée. « Car une bonne partie de la production des deux prochaines années a déjà été vendue par anticipation à des traders internationaux », explique un opérateur du secteur. Par ailleurs, le marché intérieur est atone depuis trois semaines. « Nous enregistrons une baisse de 50 % des volumes à l’importation », ajoute un opérateur maritime. Des navires, actuellement en mer, sont déviés vers d’autres ports de la région. « Nous n’avons pas de visibilité à plus de quinze jours, regrette un cadre de la Société ivoirienne de raffinage (SIR). Les banques nous prêtent de l’argent au coup par coup pour acheter nos cargaisons de pétrole, que nous raffinons sur place. Mais pour combien de temps ? » On enregistre une baisse de 50 % de la demande en carburant, autant de prélèvements en moins pour l’État. Par ailleurs, les pays de l’hinterland commencent à se détourner de la Côte d’Ivoire. Les exportateurs de coton ont recommencé à rediriger leurs marchandises vers Lomé, Dakar, Cotonou et Tema. Pourtant, les autorités portuaires s’étaient attachées à les convaincre de revenir à Abidjan. Pas de doute, les recettes fiscales vont beaucoup diminuer.

Pour beaucoup, on risque de basculer dans une économie de guerre, encore plus informelle. « Nos entreprises ne peuvent plus obtenir de crédits, les primes de risque remontent à leur plus haut niveau », se plaint Jean-Louis Billon. Les seuls qui tirent leur épingle du jeu dans ce contexte sont les fournisseurs de produits alimentaires. Depuis quinze jours, les prix s’envolent à Abidjan. Plus 28 % pour la tomate, plus 33 % pour la viande et l’huile, plus 80 % pour le sucre, plus 100 % pour le charbon… Les ménages subissent directement cette inflation galopante, et c’est certainement là le plus grave danger pour le président Gbagbo. Plus que l’isolement diplomatique, plus que la tentative d’étranglement financier, plus que les menaces militaires, le spectre d’une population descendant dans la rue pour protester contre ses conditions de vie est redouté. « On se dirige tout droit vers de nouvelles émeutes de la faim, prévient un économiste. Quand les gens ont faim, tout pouvoir est en péril. »

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