Des philosophes africains pour penser le monde
Deux ouvrages reviennent sur la philosophie africaine et son apport aux théories occidentales. Et donnent la parole à des auteurs qui se penchent sur l’Afrique, le monde et l’humanité de tout un chacun.
Le 26 juillet 2007, Nicolas Sarkozy pensait que « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire ». Sans doute sera-t-il surpris de découvrir que non seulement il y a une histoire africaine, mais qu’il existe aussi une philosophie africaine. Deux ouvrages le lui apprendront, La Pensée noire et l’Occident. De la bibliothèque coloniale à Barack Obama, d’Anthony Mangeon, et le no 82 de la revue Africultures (« Penser l’Afrique : des objets de pensée aux sujets pensants »).
Dans son essai, l’universitaire français revient sur la perception de l’Afrique dans ce que le philosophe congolais (RD Congo) Valentin-Yves Mudimbe appelle « la bibliothèque coloniale ». Celle-ci, explique Anthony Mangeon, est constituée par « les discours européens sur l’Afrique qui, tout en élaborant un corps de savoir, ont également participé d’“un projet politique dans lequel, supposément, l’objet révèle son être, ses secrets et son potentiel à un maître, afin que ce dernier puisse en définitive le domestiquer” ».
Décolonisation conceptuelle
Anthony Mangeon retrace l’évolution de ce regard depuis l’Antiquité, en passant par la Renaissance, jusqu’aux écrits anthropologiques et ethnologiques des XIXe et XXe siècles et explique comment « l’identité et la pensée “occidentales” [se sont], depuis l’Antiquité, construites dans une opposition systématique à l’Afrique ». Il évoque les ruptures épistémologiques au sein de l’anthropologie, qui, au fil des années, s’est muée en un discours dominant, les anthropologues travaillant pour l’administration coloniale.
Le chercheur analyse ensuite la manière dont les philosophes africains ont reçu et réinterprété cette lecture africaniste de leurs sociétés, comment se sont développées des « voies/x » africaines du philosopher en réaction aux textes coloniaux, en particulier à La Philosophie bantoue du père Placide Tempels. Cet ouvrage publié en 1945 entendait apporter « une meilleure compréhension du domaine de la pensée bantoue […] indispensable pour tous ceux qui sont appelés à vivre parmi les indigènes, […] plus particulièrement ceux qui sont appelés à diriger et à juger les Noirs […], bref, tous ceux qui veulent civiliser, éduquer, élever les Bantous ». Mangeon revient sur la manière dont l’ethnophilosophie a pu être investie par le politique et les hommes de pouvoir comme Kwame Nkrumah ou Jomo Kenyatta. L’ethnophilosophie est ce que Paulin Hountondji a défini en 1977 dans son ouvrage remarqué Sur la « philosophie africaine » comme étant la « recherche imaginaire d’une philosophie collective, immuable, commune à tous les Africains, quoique sous forme inconsciente ».
Étudiant dans le moindre détail les textes africains, Mangeon revient sur ce qu’ils apportent à la philosophie occidentale en déconstruisant cette dernière. Le philosophe ghanéen Kwasi Wiredu entreprend une « décolonisation conceptuelle » qui contre « l’assimilation inconsciente dans notre pensée [c’est-à-dire dans la pensée des philosophes africains contemporains] de cadres conceptuels liés à des traditions philosophiques étrangères qui ont eu un impact sur l’existence et la pensée africaines ». Autre exemple : concernant la philosophie du langage, Mangeon montre à quel point « en offrant de nouvelles réponses aux thèses relativistes de Sapir et de Whorf, ainsi qu’aux conclusions ethnocentristes et indéterministes de Quine, des penseurs comme Alexis Kagame, Kwame Gyekye, Kwasi Wiredu, Barry Hallen et John Olubi Sodipo ouvrent assurément des alternatives à l’épistémè occidentale ».
Mais il explique également comment la relation coloniale a profondément influencé certaines idéologies, comme le panafricanisme, la négritude et l’afrocentrisme, développées aussi bien par des Africains du continent que de la diaspora. Et c’est là l’originalité de son étude : il l’étend aux penseurs noirs américains, qui furent « les premiers à analyser les représentations de l’autre, telles qu’elles avaient été déposées dans les arts et la littérature, comme l’expression d’un inconscient collectif ». Anthony Mangeon esquisse alors ce qu’il entend par « pensée noire » : en aucun cas il ne s’agit d’une pensée essentialiste, mais « les expériences historiques de la traite puis de la colonisation se justifièrent d’une telle déshumanisation et infériorisation des Africains et de leurs descendants, considérés comme bêtes sauvages, êtres primitifs, individus sans morale ni raison, qu’il était et demeure souvent impossible, pour un homme ou une femme de couleur, d’ignorer cette situation ».
Mutations en cours
« “Penser noir”, développe Mangeon, c’est ainsi penser la race, penser la colonie, penser la nation, penser le monde ou simplement l’humanité » en offrant « une alternative à la clôture identitaire » mais aussi aux savoirs occidentaux. Il distingue ce qu’il appelle une certaine « indiscipline » du savoir noir qui « revient à infléchir/réunir plusieurs savoirs, en même temps que les régimes de pensée qui les traversent ». Résultat : Mangeon travaille aussi bien sur les textes anthropologiques, littéraires que philosophiques et met sur un même plan ces différents types de discours. Cette confusion des genres a le fâcheux inconvénient de réduire la philosophie africaine à l’ethnophilosophie et à ses critiques. Sont absents de La Pensée noire et l’Occident les travaux de philosophes qui, comme Jean-Godefroy Bidima ou Souleymane Bachir Diagne, travaillent sur le politique, l’État, la démocratie, le droit…
Des philosophes auxquels la revue Africultures donne la parole dans un numéro dirigé par l’Ivoirienne Tanella Boni. Le Camerounais Jean-Godefroy Bidima revient sur la difficulté de penser la démocratie et interroge les concepts de « peuple », de « résistance » et de « transparence ». Abel Kouvouama analyse les textes de la variété congolaise, vecteur de critique sociale, morale et politique, quand d’autres interrogent la création littéraire (Pius Ngandu Nkashama, Dorcas Mofoluwake, David Koffi N’Goran). Le Sénégalais Souleymane Bachir Diagne insiste sur la nécessité de penser le rapport à l’autre et le dialogue interreligieux en prenant appui sur le respect et la tolérance afin d’affirmer la « présence africaine du monde ».
Les philosophes africains pensent leur rapport au monde contemporain et invitent à concevoir leur discipline, seule échappatoire à une situation d’exclusions et de discriminations (Ramatoulaye Diagne) en termes de « tâche à accomplir, de devoir-être » (Augustin Dibi Kouadio), mais aussi comme « esprit critique » vigie du politique (Paulin Hountondji, interviewé par Valérie Marin La Meslée). Un numéro riche et salutaire à l’heure où, remarque Tanella Boni, « dans une société mondiale du savoir […], la fracture des connaissances est une réalité ». Dans de telles conditions, « penser l’Afrique, s’interroge-t-elle, n’est-ce pas soumettre aux voies multiples de la raison nos objets de pensée, en tenant compte des mutations en cours et du devenir des personnes, sujets de droit, afin de construire notre part de dignité et d’humanité ? »
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