Haïti debout !

Si le patrimoine matériel a été mis à bas par le séisme du 12 janvier, la culture haïtienne a su se relever. Mais peut-elle jouer un rôle dans la « reconstruction » ?

L’hôtel Oloffson, haut lieu de la vie culturelle et intellectuelle haïtienne. © Baturricodeviaje

L’hôtel Oloffson, haut lieu de la vie culturelle et intellectuelle haïtienne. © Baturricodeviaje

Publié le 27 décembre 2010 Lecture : 6 minutes.

À l’Oloffson, le temps semble s’être arrêté. À la fin du XIXe siècle peut-être, quand fut construite cette immense bâtisse de style gingerbread, une curieuse architecture qu’on ne trouve qu’en Haïti ; ou dans les années 1920, lorsque cette maison familiale qui hébergea de riches Haïtiens fut transformée en hôpital par les occupants américains ; ou, encore, au tournant des années 1960, quand, recyclé en hôtel, le lieu, assez unique pour inspirer à l’écrivain américain Graham Greene la trame de l’un de ses chefs-d’œuvre, Les Comédiens, accueillait le gratin de l’intelligentsia… Si le temps s’est arrêté, c’est avant le séisme du 12 janvier, en tout cas.

Ce fameux jour, tout ce que Port-au-Prince comptait de bâtiments historiques a été mis à bas. Pas loin de là, le palais présidentiel s’est effondré, les cathédrales ont été dévastées, des bibliothèques, des écoles (on parle de 5 000) ont été rayées de la carte, des peintures et des sculptures ont disparu à jamais… Mais l’Oloffson, construit en bois, lui, est resté debout. « Comment est-ce possible ? » se demandent ses visiteurs, un soir de la fin du mois de novembre, alors que la saison des pluies touche à sa fin et que plus de la moitié de l’équipe de la radio France Culture y a aménagé un studio pour enregistrer deux émissions dans le cadre de son opération exceptionnelle 24 heures en Haïti. Peut-être parce que « le bois est plus souple que le béton », comme l’avance une architecte de la Fondation Connaissance et Liberté (Fokal).

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Alexandre Héraud l’a dit à l’antenne : France Culture ne pouvait consacrer vingt-quatre heures à Haïti, le 26 novembre, sans passer par cet hôtel mythique. C’est donc ici que le documentariste a invité le gratin de la culture haïtienne, le 25 novembre, pour enregistrer une émission spéciale. Alors que, en régie, on se bat pour obtenir le meilleur son, au micro, on parle histoire – la « terrible occupation américaine », Papa Doc, Baby Doc –, patrimoine, arts graphiques, musique… Et on constate que si une bonne partie des bâtiments historiques de la ville ont été détruits par le séisme, si « l’âme du pays est sous les décombres » et si « ça fait mal au cœur », comme s’en désole Jean-Julien Olsen, un ancien ministre, la culture, elle, est toujours debout. Elle en a même – réalité effrayante – profité.

Beken, une voix égratignée qui vous hante, peut en témoigner. Avant le séisme, cette ancienne gloire locale s’était faite à l’idée de finir sa vie dans l’anonymat. Le 12 janvier, à 54 ans, il pensait même qu’elle prendrait la forme d’une galère – une maison détruite, cinq enfants à nourrir et plus un seul contrat. Puis les journalistes ont afflué. L’un d’eux, Simon Romero, du New York Times, le découvre en écoutant la radio et se met en tête de faire son portrait. Les mois suivants, les journalistes du monde entier se pressent devant sa tente pour le rencontrer. Parmi eux, Alexandre Héraud, qui le fait venir en France, où son créole lancinant et sa guitare folk croisent le succès au festival Étonnants Voyageurs, en Bretagne. Depuis, il est incontournable. Et il chante, ce soir-là, à l’Oloffson*.

Deuil impossible

Peut-on profiter d’une telle catastrophe ? Mario Benjamin s’est posé la question. Ce plasticien de 46 ans a connu le succès à ses débuts, vendu toutes ses œuvres lors de sa première exposition, représenté son île dans le monde entier, avant de devenir un pestiféré – « un artiste maudit », comme il se définit lui-même au micro de Laurent Goumarre, le producteur de Rendez-vous, l’autre émission enregistrée à l’Oloffson. Il aurait pu rebondir après le tremblement de terre. Il en a eu l’occasion. Mais il a refusé nombre de sollicitations. Pas envie d’inspirer la pitié : « En Haïti, nous sommes sympas quand nous sommes dans la merde. On parle de nous quand il y a un séisme, un coup d’État… On n’est photogéniques que quand on revient des décombres ou d’un hôpital après avoir perdu ses proches. C’est malheureux. »

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Difficile à éviter, pourtant. En dix mois, pas moins de quinze livres d’auteurs haïtiens ont été consacrés au séisme. « On ne peut pas y échapper », explique la romancière et poète Emmelie Prophète, invitée de Caroline Broué et Hervé Gardette dans l’émission La Grande Table. Celle qui a sorti en septembre Le Reste du temps (Mémoire d’encrier, 2010), une chronique mettant en scène une jeune femme qui se cherche dans un Port-au-Prince délabré, l’explique ainsi : « Désormais, les écrivains sont face à un pays qui a perdu ses repères. Plein de choses ont changé. Parler de la ville reviendra à parler du tremblement de terre. » Il conviendra, comme le dit joliment Willems Édouard, le directeur des Presses nationales d’Haïti, de « faire des pépites avec des déchets ». Peut-être alors la littérature permettra-t-elle de faire ce deuil rendu impossible par l’incinération ou l’enterrement dans des fosses communes de milliers de corps anonymes, au lendemain du séisme.

« La culture sauvera le pays », prophétisait Dany Laferrière quelques jours après le séisme. On n’en est pas encore là. « La culture n’est pas au centre de la reconstruction. Quand on gère l’urgence, on n’y pense pas », regrette Olsen. Pourtant, dans ce pays où – étrange paradoxe – une très petite minorité de gens parlent le français, mais où la voix des auteurs qui écrivent pour la plupart en français est plus influente que nulle part ailleurs, « la culture a toujours été là », note Anaïse Chavenet, dont la société, Communication Plus, diffuse les œuvres des auteurs haïtiens. « Que peut faire la littérature devant les grands malheurs ? » interroge le romancier Lyonel Trouillot dans un ouvrage collectif, Haïti parmi les vivants (Actes Sud, 2010). Réponse : « Rien, mais surtout pas se taire. »

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Un monstre encombrant

Changement de décor. Il est 1 heure du matin à Port-au-Prince, 7 heures en France. Le studio se trouve désormais sur la terrasse du Plaza Hôtel, plus près encore du palais présidentiel que l’hôtel Oloffson. Les invités de Marc Voinchet, Lyonel Trouillot et le géographe Jean-Marie Théodat, donnent en direct une leçon d’histoire à la France qui se lève tôt. Trouillot : « Depuis deux cents ans, la bourgeoisie a géré l’économie dans son seul intérêt. On n’a pas construit en Haïti un État républicain. » Théodat : « En 1804, on a eu une révolution sur le plan social. Les esclaves sont devenus des paysans libres. Mais, fondamentalement, l’État n’a pas changé. Il est resté un État colonial. »

Les auditeurs ne pouvaient pas le voir, mais, juste en face, séparés par une seule rue, des milliers d’Haïtiens dormaient cette nuit-là dans leur nouvelle maison, ces tentes bleues qui ont remplacé la mer en guise d’horizon. Le Plaza, un havre de paix ultraprotégé (double portail et gardiens armés) où se côtoient, autour de la piscine ou sur les bancs du jardin tropical, journalistes et humanitaires de passage, est le voisin d’un monstre encombrant : le camp du Champs de Mars – plus de 20 000 âmes venues des quartiers défavorisées, le 13 janvier, se réfugier au pied du palais présidentiel. Un sacré pied de nez. « Le séisme a enlevé le masque d’Haïti et mis à nu l’irresponsabilité de l’État », estime Dessin Valckency, l’un des trois chanteurs du groupe de rap Mystik 703, qui a joué en direct sur France Culture. Le groupe, « qui prône la prise de conscience », a vu son studio détruit le 12 janvier. Depuis, il bricole pour sortir un troisième album. Il y sera évidemment question du séisme qui a permis, un temps, « de retrouver nos valeurs », mais seulement « en surface », regrette le chanteur (et professeur de philosophie).

Ce soir-là à l’Oloffson, on a fui avec France Culture, quelques heures durant, un pays dévasté par un séisme, un cyclone, une épidémie de choléra, une campagne électorale et – bien avant – des décennies de gabegie et d’autoritarisme. On a découvert un autre pays où règnent l’intelligence, le bon sens et la poésie. Celui que Gary Victor, l’écrivain, définit ainsi : « On n’est pas dans la réalité. On est constamment dans le mythe. »

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* A écouter et à télécharger sur franceculture.com

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