Ghaleb Bencheikh : « L’engagement dans une foi doit être tamisé par le filtre de la raison »

Amoureux du langage, ce théologien d’origine algérienne anime l’émission « Islam », sur la chaîne France 2. Loin de toute « logorrhée islamologique de pacotille ».

Ghaleb Bencheikh. © Bruno Lévy pour J.A.

Ghaleb Bencheikh. © Bruno Lévy pour J.A.

Publié le 20 décembre 2010 Lecture : 5 minutes.

Ghaleb Bencheikh est capable de prononcer les mots « casuistique », « Aufklärung », « sui generis » et « scolastique » dans la même phrase. Cet amoureux du dictionnaire français est un homme prompt à employer l’imparfait du subjonctif comme à citer un penseur médiéval au milieu d’une phrase à trois propositions relatives. Ce soir d’octobre, à Paris, il présente un hommage au penseur algérien Mohammed Arkoun à des étudiants des grandes écoles, un peu circonspects devant ses créatures du langage. Son débit est lent, presque atone.

Ghaleb Bencheikh est né à Djeddah, en Arabie saoudite, où son père, Cheikh Abbas Bencheikh, représentait la jeune République algérienne. « Parler, c’est peut-être la chose que je fais le moins mal, juge-t-il. Je suis issu d’une grande tradition d’oralité. » Le goût paternel pour les mots et la rhétorique l’imprègnent profondément. Ses frères et lui jouaient avec leur père à construire et déconstruire des argumentaires sur des sujets variés, par amour de la pensée bien élaborée – et donc bien exprimée. Quand il en a besoin, en cours de conversation, Bencheikh s’interrompt le temps nécessaire pour choisir le mot juste. C’est aussi auprès de son père qu’il a appris à prendre du recul. « Petit, au football, je préférais être gardien : arrêter le ballon plutôt que de lui courir après. »

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À Alger, où il poursuit sa scolarité, Bencheikh continue de fréquenter les stades de foot, mais c’est dans la bibliothèque familiale qu’il s’épanouit. Il y trouve de nombreux ouvrages en diverses langues. À Paris, plus tard, il complète ses études en physique par des cours d’épistémologie et d’histoire de la pensée. Son père, ancien directeur du Conseil supérieur islamique en Algérie, a été nommé recteur de la Grande Mosquée de Paris, en 1981.

Pendant un temps, après le décès de ce dernier, en 1989, Bencheikh est sollicité pour apporter son témoignage de fils. « Je m’en souviens bien, c’était le mercredi 15 janvier 1992. J’ai pris conscience de l’impact de la parole lorsque j’ai vu l’assistance pleurer. »

Son doctorat en poche, il commence à enseigner la physique dans un lycée et un institut supérieur de la banlieue parisienne et multiplie les conférences. Bientôt, c’est en son nom propre qu’il parle de théologie. Qualifié de musulman réformiste ou libéral, même s’il n’apprécie pas ces adjectifs, il estime que l’islam doit être banalisé et moins instrumentalisé. Il s’agace de la légèreté et de l’ignorance avec laquelle « notre cher Nicolas Sarkozy » parle de l’islam. « Ce n’est pas ce que j’attends d’un chef d’État », affirme-t-il.

Bencheikh a toujours été croyant. « C’est surtout de ma mère, presque dévote, que j’ai reçu la foi. Pour elle, il s’agissait d’une autorité à laquelle on obéit. Mon père intellectualisait davantage. » Aujourd’hui, celui qui a vécu sept ans dans la Grande Mosquée de Paris participe rarement à la prière collective.

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Dans le tout petit local de la Conférence mondiale des religions pour la paix, non loin du Sénat français, l’homme aux fines lunettes dorées et aux cheveux roux lissés sur le côté évoque les missions de la section française, qu’il dirige depuis 2005. La Conférence tâche de convaincre les dignitaires religieux de contribuer à la paix dans les zones de conflit, au nom de leur foi. En ex-Yougoslavie, il rencontre archevêques et muftis. Désemparé face à l’insensibilité qui peut parfois envahir le cœur des hommes, il veut apporter une parole apaisante.

Quel meilleur instrument pour cela que la télévision ? Aujourd’hui, c’est à des milliers de téléspectateurs que Bencheikh parle de paix tous les dimanches. Depuis 2000, il anime l’émission Islam sur la chaîne publique France 2. Lancé en 1993, le programme avait été interrompu au bout de quelques mois. Bencheikh désapprouvait les coupes permettant l’exportation du programme vers les pays du Golfe. « Alors il y a eu un bruit de porte, sourit-il. Selon certaines versions, on m’y a mis. Selon d’autres, c’est moi qui l’ai claquée. » L’émission a repris en 2000 et, depuis dix ans, Bencheikh fait partie du comité de rédaction.

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Interruption : un coup de fil de sa fille adolescente, à qui il répond avec affection. Bencheikh a épousé sa mère, docteure en pharmacie, en 1988. La conversation peut reprendre. Durant la demi-heure de son émission, l’intellectuel présente des points d’histoire et de théologie, explique des rituels ou retransmet des grandes cérémonies musulmanes… Pour Noël, il invitera un prêtre. C’est une tradition œcuménique, qui l’a poussé à écrire L’Islam et le Judaïsme en dialogue, avec Raphaël Haddad, en 2001. « Fussé-je né à Katmandou, j’aurais été probablement bouddhiste. Je ne vais donc pas me battre avec une ardeur chauvine pour un héritage parental. D’autant que l’engagement dans une foi doit être broyé par la machine de l’entendement et tamisé par le filtre de la raison. »

Pourquoi l’émission n’aborde-t-elle pas les sujets de l’actualité française liés à l’islam ? « Je regrette que nous n’ayons pas pris à bras-le-corps les tabous qui intéressent le public. Mais faire parler des femmes intelligentes et charmantes d’exégèse coranique est la meilleure réponse à apporter au margoulin de Nantes », siffle-t-il en visant Lies Hebbadj, dont la polygamie et les pseudo-discours religieux agitent les médias français depuis des mois. « Le rythme d’information n’est pas le même. Islam est dans le temps de la réflexion », conclut-il.

Chez lui, le temps est une obsession. Dès qu’il a un moment, il lit, dans sa maison du Val-de-Marne. Des bandes dessinées, et des essais théologiques, bien sûr. Mais le temps lui manque pour retourner en Arabie : quand il dispose de quelques jours, c’est en Algérie qu’il se rend, pour donner des conférences et voir sa mère.

Il s’est depuis longtemps lassé des interventions deux minutes montre en main sur les chaînes arabophones. « Expliquer pourquoi ce n’est pas un moratoire qu’il faut sur la lapidation des femmes prendrait plus que deux minutes ! dit-il en taclant ouvertement l’islamologue suisse Tariq Ramadan. À mon petit niveau, je contribue à déconstruire certains discours sur l’islam et à mettre en échec la logorrhée islamologique de pacotille. » Et d’ajouter : « J’ai, en tout cas, la faiblesse de le croire », une formule de modestie dont il use abondamment. Le sujet le fait tout de même sortir de ses gonds – et oublier un instant sa retenue linguistique : « Combien de pseudo-islamologues apparaissent parce qu’ils n’ont rien pu faire par ailleurs ? Ça commence à me gonfler, comme disent les jeunes, ces imams autoproclamés ! » Ghaleb Bencheikh défend la vérité de sa religion et un débat d’idées exigeant. L’essentiel, pour lui, c’est le verbe. Lequel est, après tout, toujours « au commencement ».

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