Au bord de la crise de nerfs

Il y a eu le séisme du 12 janvier. Puis l’exaspérante lenteur de la reconstruction et la remontée en flèche de l’insécurité. Puis l’épidémie de choléra. Puis les irrégularités et les violences de la campagne pour le premier tour de la présidentielle. Ça commence à faire beaucoup !

Bureau de vote saccagé à Port-au-Prince, le 28 novembre. © Reuters

Bureau de vote saccagé à Port-au-Prince, le 28 novembre. © Reuters

Publié le 7 décembre 2010 Lecture : 6 minutes.

En Haïti, on adore la Seleçaõ, l’équipe brésilienne de football. « La dernière fois qu’ils sont venus jouer ici contre notre équipe nationale, tout le stade était pour eux », raconte Johnny, un vendeur de boissons qui porte le maillot bleu ciel et blanc de… l’Argentine. Derrière sa ­brouette pleine de bouteilles et de glace, il dépare un peu, ce 25 novembre, au carrefour de l’aéroport : tout le monde est en jaune et vert, les couleurs du Brésil. Mais la foule n’est pas là pour voir du foot. Sur cette place où se croisent deux artères portant le nom de grandes figures de la libération des Noirs, l’avenue Martin-Luther-King et le boulevard Toussaint-Louverture, elle attend son héros : Jude Célestin, le dauphin de René Préval, le président sortant, dont les affiches, placardées sur tous les murs encore debout de la capitale, arborent les couleurs du pays de Lula.

L’ambiance est électrique. Odeurs d’herbe, relents de mauvais rhum, slogans et invectives… Sur le podium, où, en fin d’après-midi, Célestin prononcera un discours sans relief, se succèdent humoristes, chanteurs et chauffeur de salle. « Il faut bien ça pour enflammer la foule, ce n’est pas lui qui y arrivera », persifle Johnny, sans illusion sur le charisme du candidat. Le jeune commerçant soutient Michel Martelly, un sacré tribun, celui-là. S’il est là, sous un parasol aux couleurs d’une compagnie de téléphonie mobile, c’est pour le business. La vente de boissons marche bien dans ce genre d’événement. « Surtout les alcools », sourit-il.

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Depuis plusieurs semaines, la rumeur court à Port-au-Prince : Célestin se montrerait très généreux avec ses futurs électeurs. « En province, il a fait venir des bus entiers et payé les gens qui assistaient à ses meetings », raconte un journaliste. Mais ces méthodes « ne marchent plus ». Elles auraient même tendance à irriter les habitants des camps.

À Port-au-Prince, un peu d’herbe et d’alcool fait apparemment l’affaire. Ce jour-là, à trois jours du premier tour de la présidentielle, la foule est jeune, très jeune. Jordan a 19 ans. Il est là, dit-il dans un hoquet chargé de houblon, parce que « Célestin est le meilleur ». Soudain, une jeune fille est prise de convulsions. Crise d’hystérie ? Possession ? Depuis plusieurs heures, elle dansait à moitié nue sur le bitume brûlant, une fiole de rhum à la main…

Mer de tentes

Mary, la copine de Jordan, n’a aucun doute : « Célestin est le président qu’il nous faut. » Elle habite le camp d’en face et, le 12 janvier, a perdu dans le tremblement de terre deux petits frères, sa mère et sa maison. Mais Mary n’a que 17 ans et ne pourra voter. Elle est là pour la fête. Et puis, elle a eu droit à un tee-shirt à l’effigie du candidat et à un calendrier largué par l’un des deux avions qui survolent la place depuis la fin de la matinée en traînant derrière eux une banderole pro-Célestin.

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Dans le camp de Mary, certains ont maudit le candidat quand ses tracts sont tombés du ciel. Parmi eux, Patrice, l’oncle de la jeune fille, pas franchement ravi de la voir participer au meeting : « Préval n’a rien fait pour nous. Nous sommes là, à croupir sous les tentes, sans eau, ni électricité, ni nourriture. Et il voudrait qu’on vote pour la continuité ? » s’insurge-t-il en créole. Comme nombre de ses voisins, Patrice n’a pas de travail. Un temps, il a gagné de quoi nourrir ses trois enfants en travaillant pour les ONG. Mais le « cash for work » n’était qu’un job d’intérimaire.

Ici, toutes les tentes se ressemblent, Elles sont en toile, de petite taille et dépourvues d’armature. Une mer de vagues bleues à l’infini… Les résidents font leur toilette à la nuit tombée. Et la cuisine à l’entrée de la tente. Quand les filles veulent aller aux toilettes, dans des préfabriqués installés à l’entrée du camp, leur père doit les accompagner. « On a entendu parler de beaucoup de viols », explique Patrice. Son voisin est très en colère. Il déchire le tract jaune et vert, et peste : « Préval a de la chance que les Haïtiens soient pacifiques, sinon, ça aurait explosé depuis longtemps. » Les ruines de sa maison, dans le quartier Delmas, n’ont toujours pas été relevées. « On nous promet de nouveaux logements, mais personne ne les voit. Qui en profite ? »

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Alcool et chanvre

Il est 15 heures. Soudain, une bouteille de Prestige, la bière locale, vole en direction des policiers de faction dans leur pick-up. Ces derniers, qui portent casque, jambières, gilet pare-balles et, bien sûr, fusil, restent impassibles. Ils scrutent au loin le cortège de Michel Martelly, qui, lentement, se rapproche. Les partisans du chanteur-candidat viennent de Pétionville, sur les hauteurs de Port-au-Prince. Dans le cortège, l’ambiance est plutôt bon enfant. Moins d’alcool, moins de chanvre… Mais, quand même, des propos très durs. « Célestin et Préval tentent de nous voler ces élections. Ils savent que les Haïtiens ne veulent plus d’eux, mais ils s’imaginent qu’avec de l’argent ils peuvent changer les choses. On ne se laissera pas faire, ce sera la guerre ! » vitupère Daniel. Au dernier moment, les « martellistes » changeront d’itinéraire. Dans le cas contraire, « il y aurait eu de la bagarre, c’est sûr », commente Johnny, qui avait déjà commencé à remballer ses affaires.

Sans doute suffirait-il d’un rien pour que la ville s’embrase. En débarquant ici, on s’attend à découvrir un chaos urbain. Mais c’est surtout la société qui semble détruite. « Après le séisme, on a brièvement retrouvé nos valeurs perdues : la solidarité, l’entraide. Mais aujourd’hui, c’est pire qu’avant », s’inquiète K-libr’, chanteur du groupe de rap Mystik 703. Les ambassades déconseillent vivement à leurs ressortissants de sortir le soir, certaines zones, notamment le centre-ville, étant jugées à haut risque. Les hôtels sont équipés de doubles portails, gardés par des cerbères armés de fusils d’assaut. « Tout ça est exagéré, estime Philippe, un Français installé en Haïti depuis dix ans. Mais c’est vrai que c’est tendu. »

Les discours antiétrangers ont fleuri avec l’apparition du choléra. Nombre d’Haïtiens sont en effet convaincus que l’épidémie a été déclenchée par des Casques bleus népalais. Kidnappings et fusillades se multiplient. Il faut dire qu’à la prison de Port-au-Prince plusieurs centaines de gangsters ont profité du séisme du 12 janvier pour se faire la belle.

Meurtrière épidémie

Était-il opportun d’organiser des élections dans un tel contexte ? Oui, assurent d’une même voix hommes politiques, diplomates, membres de la société civile et intellectuels. Seuls quatre candidats (qui n’avaient aucune chance de l’emporter) ont appelé, quelques jours avant le scrutin, à un report, estimant que les attroupements politiques n’étaient pas sans risques par les temps qui courent : l’épidémie de choléra a déjà fait plus de deux mille morts en cinq semaines. Mais la communauté internationale, qui a déboursé 29 millions de dollars (22 millions d’euros) pour l’organisation de la consultation, et les principaux favoris ne voulaient pas en entendre parler. « On est parti pour plusieurs mois d’épidémie et le gouvernement actuel n’a plus ­aucune légitimité. Le seul moyen de reconstruire est d’élire une nouvelle équipe », estime un diplomate européen.

Avant le scrutin, certains candidats avaient évoqué un « plan de terreur » ourdi par le pouvoir. Il est certain que plusieurs meetings, dont ceux des favoris, Mirlande Manigat, Jude Célestin et Michel Martelly, ont donné lieu à des violences. En province, on parle de manifestants tués par balle, de QG attaqués… La tension n’est pas retombée le 28 novembre : des bureaux de vote ont été saccagés, des urnes jetées dans la rue. Douze des dix-huit candidats, dont tous les favoris hormis Célestin, ont dénoncé un « kidnapping des élections » et réclamé l’annulation du scrutin. Le lendemain, Manigat et Martelly ont fait machine arrière. « Il y a de nouvelles données », a expliqué la première. La nouveauté est surtout que, selon de premières estimations, elle arriverait en tête de tous les candidats – les résultats provisoires ne seront pas rendus publics avant le 7 décembre.

Inquiets des nombreuses irrégularités constatées, diplomates et observateurs ont rappelé à l’ordre le gouvernement et tenté de rassurer les candidats. Attaquée tant par les journalistes, qui déplorent la lenteur de la reconstruction, que par les Haïtiens eux-mêmes, qui acceptent mal la « tutelle » étrangère, la communauté internationale ne veut pas porter la responsabilité d’un nouveau fiasco. « Cette élection est la première lueur d’espoir depuis le 12 janvier », expliquait, il y a quelques semaines, Rosny Desroches, un représentant de la société civile. Un échec équivaudrait à un nouveau séisme. 

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