Dans le piège du « Karachigate »

Un règlement de comptes électoral entre Jacques Chirac et Édouard Balladur, en 1995, est-il à l’origine de l’attentat qui, sept ans plus tard, fit quinze morts dans la mégapole pakistanaise ? De jour en jour, l’étau judiciaire se resserre, et les protagonistes supposés de l’affaire sont à cran. Nicolas Sarkozy en tête.

L’autocar des techniciens de la DCN, le 8 mai 2002 à Karachi. © STR New / Reuters

L’autocar des techniciens de la DCN, le 8 mai 2002 à Karachi. © STR New / Reuters

Publié le 15 décembre 2010 Lecture : 6 minutes.

Il est loin le temps – juin 2009 – où le président Sarkozy qualifiait de « fable grotesque et ridicule » les développements judiciaires et médiatiques susceptibles de le mettre en cause dans l’enquête sur l’attentat de Karachi. Aujourd’hui, la récitation de cette « fable » semble mettre le chef de l’État français hors de lui. Pensant être couvert par la confidentialité, il a, lors d’un entretien off the record avec plusieurs journalistes, le 18 novembre, qualifié, avec une ironie aussi amère que douteuse, de « pédophiles » les impertinents reporters qui l’interrogeaient sur son éventuelle implication dans le dossier. La brutalité de la réaction présidentielle, largement relayée par la presse, témoigne d’une certaine nervosité au plus haut niveau de l’exécutif, déjà ébranlé depuis des mois par les affaires Clearstream et Bettencourt. Rappel des faits.

Le 8 mai 2002, 14 personnes, dont 11 techniciens français de la Direction de la construction navale (DCN), sont tuées à Karachi, au Pakistan, dans l’explosion de leur autocar, percuté par une voiture bélier. Elles travaillaient à la construction de trois sous-marins de type Agosta 90B, un contrat officiellement chiffré à 850 millions d’euros, dont près de 80 millions d’euros de commissions destinées à divers intermédiaires.

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Rapidement attribué à la nébuleuse Al-Qaïda, cet attentat-suicide fait toujours, huit ans après, l’objet d’une enquête internationale menée, sur le plan financier, par le juge Renaud Van Ruymbeke et, sur le plan criminel, par le juge antiterroriste Marc Trévidic, qui a hérité du dossier abandonné par son collègue Jean-Louis Bruguière, aujourd’hui à la retraite. Un dossier « troué comme du gruyère », comme dit un magistrat, en raison du manque de coopération des ministères concernés et de l’annulation de plusieurs actes de procédure. Parmi ces derniers : les premières conclusions, à chaud, de Randall Bennett, le responsable de la sécurité diplomatique à l’ambassade américaine au Pakistan. Lequel se montrait, à l’époque, sceptique concernant la piste Al-Qaïda, avant de changer d’avis.

Cruelle logique

Fédérées au sein d’un collectif, les familles des victimes sont bien décidées à ne pas se laisser impressionner par la raison d’État. Surtout depuis que les magistrats instructeurs ont affirmé que la piste islamiste ne devait pas exclure l’éventualité d’une défaillance de l’État français dans le règlement des intermédiaires de ce contrat d’armement. En clair, l’attentat de Karachi pourrait être l’œuvre d’une faction des services secrets pakistanais, furieux de l’arrêt des versements promis. Et avoir pour origine le financement de l’élection présidentielle française de 1995. Une campagne marquée, à droite, par l’affrontement entre Édouard Balladur, dont Nicolas Sarkozy était le porte-parole (mais aussi, par ailleurs, le ministre du Budget), et Jacques Chirac.

En 2009, les magistrats, au premier rang desquels Marc Trévidic, ont avisé directement les familles des victimes de la « cruelle logique » d’un attentat lié à un règlement de comptes politico-financier. À l’appui de cette thèse, la suspension par le président Chirac, dans les semaines qui ont suivi son élection et au nom de la « moralisation de la vie publique », du versement des commissions au Pakistan et, du même coup, des rétrocommissions rapatriées en France grâce, selon le dossier d’instruction, à l’entregent de diverses personnalités parmi lesquelles l’homme d’affaires libanais Ziad Takieddine, dont le nom apparaît dans les conclusions d’une première mission parlementaire. Lesdites rétrocommissions auraient pu servir – le conditionnel est de rigueur – au financement de la campagne présidentielle de Balladur.

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« La mèche est allumée, c’est une machine infernale, un nouvel épisode des guerres fratricides dont la droite française a le secret, explique une source judiciaire. Même Sarkozy et Chirac, pour une fois dans le même bateau, ne savent plus comment éteindre l’incendie. » Car au-delà de la douleur des familles et des valises de billets qui, traditionnellement, accompagnent la signature des grands contrats d’armement se profile une véritable affaire d’État. Avec cette question qui fait froid dans le dos : du sang français a-t-il été versé à cause d’un règlement de comptes électoral entre Chirac et Balladur ?

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Officiellement, les magistrats recherchent les commanditaires et les auteurs de l’attentat, sans nul doute des Pakistanais. Mais pour parvenir à un début de réponse judiciaire crédible, il convient de découvrir le mobile du crime en passant au scanner les conditions de ce contrat et, surtout, de ses à-côtés financiers. Une tâche de longue haleine, entre les documents verrouillés par le secret-défense et la frilosité, voire l’hostilité, du ministère de la Justice et de son bras armé, le parquet (ministère public), dont le manque d’indépendance vient d’être épinglé par la Cour européenne des droits de l’homme.

Sociétés offshore

Illustration de la longévité du personnel politique français, la plupart des acteurs et témoins du « Karachigate » sont toujours aux affaires. Sarkozy, on l’a vu, était ministre du Budget de Balladur en 1994. L’actuel chef de l’État a-t-il été avisé du montage financier du contrat Agosta ? A-t-il été informé de la création de deux sociétés offshore au Luxembourg (Heine et Eurolux) destinées au transit des commissions versées aux intermédiaires ? Réponse courroucée du chef de l’État à un journaliste, le 19 novembre à Lisbonne : « Mais jamais, mon pauvre, j’ai donné mon aval. […] Enfin, je ne suis pas spécialiste du Luxembourg ! »

Interrogé sur la levée du secret-défense concernant plusieurs documents réclamée avec insistance par les juges, Nicolas Sarkozy est d’accord sur le principe, tout en modulant son propos : « On ne va pas tout déclassifier pour que les services secrets du monde entier se disent : “l’information qu’on donne, ça va sortir”. […] J’ai le sens de l’État. » Premier ministre de Jacques Chirac en 1995, Alain Juppé confirme quant à lui avoir alors été sollicité par ce dernier pour « suspendre le versement de commissions » dans le dossier Agosta. « Je n’en sais rien de plus », affirme le nouveau ministre de la Défense, qui, son récent retour au gouvernement à peine savouré, affirme être « à la disposition de la justice ».

Si le feu couve sous ce dossier depuis plus d’un an, deux hommes ont récemment soufflé sur les braises, à la grande satisfaction de Me Olivier Morice, le conseiller des victimes. Qualifié « d’avocat excité » par Sarkozy, il souhaite que tout ce beau monde, chef de l’État inclus, s’explique devant la justice, au moins à titre de témoin. Charles Millon, l’ancien ministre de la Défense (1995-1997), a déjà déclaré au juge Van Ruymbeke « avoir l’intime conviction » que des rétrocommissions avaient été illégalement versées en France. Une « intime conviction » et de « très forts soupçons » de financement politique illégal que partage l’ennemi intime de Sarkozy, l’ancien Premier ministre Dominique de Villepin, désormais en piste pour la présidentielle de 2012.

On s’en doute, l’opposition parlementaire ne peut que faire son miel de cette énième guerre fratricide au sein de la droite. Quand le parti présidentiel, l’UMP, chante le grand air de la « calomnie » – une mélodie un peu galvaudée ces derniers mois –, Bernard Cazeneuve, le député-maire socialiste de Cherbourg (ville qui accueille l’arsenal de la DCN et d’où sont originaires la plupart des victimes), parle, lui, d’« entrave délibérée » au travail d’enquête.

« Que ceux qui nous promettent la vérité passent aux actes. On ne vise personne, on ne veut la tête de personne, nous voulons juste savoir pourquoi nos pères et nos maris sont morts », explique à Jeune Afrique Sandrine Leclerc*, l’une des porte-parole de l’association de victimes Vérité-Attentat-Karachi, qui appelle à plus de « sérénité » pour laisser les juges d’instruction « faire leur travail ». Des juges d’instruction dont Sarkozy avait, en janvier 2009, annoncé la future suppression, provoquant une véritable levée de boucliers pour défendre une fonction considérée comme l’un des remparts de la démocratie française.

L’accumulation des affaires judiciaires qui rongent le débat politique et la détermination des magistrats enquêteurs rendent ce projet désormais irréalisable. Ce n’est pas la moindre des conséquences du « Karachigate ». 

* Coauteure avec Magali Drouet du livre On nous appelle « les Karachi », éditions Fleuve noir.

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