Abraham Serfaty, l’homme qui ne jouait pas le jeu

Malgré ses errements idéologiques, l’opposant historique de Hassan II, qui nous a quittés le 18 novembre, incarnait à l’époque une autre manière de faire de la politique, comme nous l’avions écrit, en 1974, dans un article dont nous vous proposons de larges extraits.

Abraham Serfaty, le 21 septembre 2000, à Rabat. © AFP / Abdelhak Senna

Abraham Serfaty, le 21 septembre 2000, à Rabat. © AFP / Abdelhak Senna

Publié le 1 décembre 2010 Lecture : 6 minutes.

Tout le monde connaît Abraham Serfaty, qui s’est éteint le 18 novembre à l’âge de 84 ans. Sa femme, Christine Daure-Serfaty, pasionaria des droits de l’homme, qui a pu l’épouser en prison, a beaucoup œuvré pour faire connaître son combat à l’étranger. De l’« opposant historique », on a surtout retenu son implacable bras de fer avec Hassan II, qui s’est achevé après dix-sept ans de détention par son bannissement déguisé du Maroc. Homme de principes ou de dogmes, il refusait tout compromis, aussi bien avec la monarchie chérifienne qu’avec l’État d’Israël.

Mais il y a un autre Abraham Serfaty, moins connu ou oublié. Militant contre le protectorat français, il avait participé, après l’indépendance, au côté d’Abderrahim Bouabid, à l’édification du nouveau Maroc. Après sa conversion au maoïsme dans les années 1970, il s’était fourvoyé dans des positions passablement chimériques. La « guerre révolutionnaire », qu’il appelait de ses vœux, comme l’embrasement de tout le Maghreb à partir du Sahara occidental ont fait long feu. En dépit de ses errements, idéologiques ou politiques, Abraham Serfaty avait incarné à l’époque une autre manière de faire de la politique. Son intransigeance morale avait inspiré de nombreux jeunes intellectuels qui ont payé, comme lui, leurs convictions naïves et déterminées de longues années de prison. D’un règne à l’autre, ils n’ont pas disparu de la scène politique. On les retrouve à des postes sensibles à responsabilité dans le Maroc de Mohammed VI.

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Un détail : Jeune Afrique s’était distingué en s’intéressant, avant tout le monde, à la nouvelle gauche marocaine. Pour la première fois, Abraham Serfaty figurait en une dans une livraison datée du 14 décembre 1974, sous le titre « Ceux qui ne jouent pas le jeu ». L’hebdomadaire étant à l’époque interdit au pays de Hassan II, il convenait de recourir à un pseudonyme, « Younès Berri », pour ne pas trop provoquer la censure. Voici de larges extraits de cet article historique qui n’a pas pris une ride.

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Une répression très sélective a pris une ampleur inquiétante. Elle frappe d’anciens militants de l’Union nationale des étudiants du Maroc (Unem), des lycéens, des enseignants, des ingénieurs. On estime leur nombre à 150 environ. Parmi eux, Abraham Serfaty, qui n’est pas un inconnu. Il est né voilà bientôt quarante-neuf ans à Casablanca, dans une famille juive aisée. Membre du Parti communiste marocain (PCM) dès sa création en 1944, il a eu maille à partir avec les autorités coloniales et fut exilé en France. Ingénieur des mines, il fut appelé au côté d’Abderrahim Bouabid quand, après l’indépendance, il présidait aux destinées de l’économie nationale.

Quand la gauche est chassée du gouvernement (mai 1960), on le retrouve à la tête du département technique de l’Office chérifien des phosphates (OCP). Il pouvait certainement conserver ses convictions communistes tout en poursuivant une carrière brillante. Le système monarchique n’est pas si archaïque qu’on le croit. Ses vertus de récupération ne sont plus à démontrer. Le roi a même un faible pour les opposants de marque. Pour peu que, de leur côté, ils jouent le jeu. Seulement voilà, Serfaty n’a pas joué le jeu longtemps. Au cours de l’hiver 1968, une grève éclate dans les mines de Khouribga et dure depuis six semaines. Pour faire plier les grévistes, on les prive de leurs allocations familiales. Ils tiennent.

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Serfaty, lui, ne tient plus. Le directeur technique s’adresse dans un tract aux ingénieurs de l’Office : « À tout le moins, en tant qu’hommes, devons-nous demander le paiement des allocations familiales aux grévistes. À tout le moins, en tant qu’ingénieurs, devons-nous attirer l’attention sur les dégâts et le coût qu’entraîne une immobilisation prolongée des chantiers… » Dans le même tract, il s’adresse aux « camarades travailleurs » : « L’OCP, sans vous, n’est rien. »

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Une de Jeune Afrique n° 727, daté du 14 décembre 1974.

© Jeune Afrique

A peine libéré, il récidive

Serfaty dépasse les limites. Il doit quitter l’OCP pour réintégrer son administration d’origine (mines). L’État, qui sait être élégant, lui verse toujours un traitement confortable, mais ne lui confie aucun travail. Serfaty évoquera plus tard son nouveau statut avec humour : « Ayant perdu mes illusions de technocrate et sachant qu’il n’y aura d’autre issue que révolutionnaire, je m’accommodais fort bien de cette situation… » Entendez qu’il met à profit ses loisirs forcés pour s’adonner totalement à ses activités militantes. Bientôt il s’éloigne du PCM, devenu PLS (Parti de la libération et du socialisme). Au cours d’un voyage au Moyen-Orient, il rencontre Nayef Hawatmeh, le leader du Front démocratique populaire pour la libération de la Palestine (FDPLP). Avec son ami, le poète Laâbi, il anime la revue Souffles, qui devient franchement politique. La police, qui laissait faire tant qu’il s’agissait de littérature, fût-elle engagée, réagit. D’autant qu’elle n’ignore pas que les rédacteurs de la revue ne sont pas sans influence sur les lycées et les facultés. En janvier 1972, Serfaty est enlevé. Il n’est plus question de le ménager et il endure, comme tous ses compagnons, les sévices les plus abominables.

Mais là encore, il ne joue pas le jeu. Pour apaiser la révolte scolaire, le gouvernement relâche quelques « meneurs », dont Serfaty. À peine libéré, celui-ci récidive. Non seulement il révèle que ses tortionnaires étaient dirigés par un « assistant technique », probablement français, mais il écrit ceci : « Le plus dur, le plus angoissant, est le début. Avant de commencer, les tortionnaires m’avaient indiqué de lever le doigt si je voulais parler. Je savais que céder ferait de moi une chiffe molle entre leurs mains, aurait réduit à néant une vie entière de lutte… »

Le défi qu’il lance ainsi à la police n’est pas tant de dénoncer la torture. On le fait régulièrement dans les procès politiques. Et la presse, y compris gouvernementale, en rend compte. Sans gêne pour personne. Au contraire. Une certaine publicité autour de la torture contribue à instaurer la psychose de peur. Le geste de Serfaty paraît intolérable parce qu’il remet en question cette loi bien établie : la police torture et les militants parlent. Lui ne parle pas. Et le fait savoir : « La torture peut se poursuivre indéfiniment. Pendant ce temps, dans le noir du bandeau, dans le froid qui envahit, la pensée reste étonnamment éveillée. »

Harcèlement policier

La police revient à la charge. Mais Serfaty n’est pas au rendez-vous. Les policiers occupent son domicile, où il vit avec son fils de 19 ans. Le jeune garçon, gardé en otage, subit un traitement ignoble. Dans l’intention de faire revenir le père ? Sans résultat en tout cas. Il ne perd rien pour attendre. La police marocaine, c’est bien connu, est efficace. Des comploteurs professionnels tombent régulièrement dans ses filets. Pourtant, des mois passent et, de cet intellectuel affable, un peu gauche, légèrement claudicant, nulle trace. Humiliée, à bout d’imagination, la police s’en prend à la sœur d’Abraham. Évelyne, une dame de 45 ans et de santé fragile, est arrêtée en septembre 1972. Torturée, elle publie le récit de ses épreuves.

Pendant quelque trois ans, Serfaty restera introuvable. Il refusera de quitter le pays, préférant contribuer sur place à l’implantation de la nouvelle gauche. Dans Souffles, qui reprend sa parution à l’étranger, on lit de temps en temps des études qu’il signe. En août 1973, il est condamné par contumace au procès de Casablanca à la détention perpétuelle.

Serfaty n’est pas un cas isolé. Son histoire est finalement inséparable de l’évolution d’une partie non négligeable de l’intelligentsia et de la gauche marxiste-léniniste. Celle-ci est un peu le monstre du Loch Ness. On ne sait même pas comment l’appeler. « Gauchiste », avec une intonation péjorative ? « Nouvelle gauche ou gauche marxiste-léniniste », avec une intention neutre ou laudative ? Ce sont aussi les frontistes, par allusion à un Front des étudiants progressistes qui a fait son apparition à un congrès de l’Unem. Il leur arrive encore de se présenter en public au nom de la revue Souffles. C’est au cours du procès de Casablanca qu’ils firent à proprement parler leur entrée politique, mais ils récusèrent l’accusation qui leur était faite de constituer une organisation clandestine.

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