Que veulent les anglophones ?

Ils ne sont plus nombreux à réclamer l’indépendance. Mais dans les régions anglophones du Nord-Ouest et Sud-Ouest du Cameroun, le malaise est toujours profond. Et il faudra plus qu’un poste de Premier ministre ou une visite du président Paul Biya pour calmer les revendications. Voyage au cœur de « l’autre Cameroun ».

C’est à Bamenda que naquit, en 1990, le principal parti d’opposition. © Maboup

C’est à Bamenda que naquit, en 1990, le principal parti d’opposition. © Maboup

GEORGES-DOUGUELI_2024

Publié le 9 décembre 2010 Lecture : 7 minutes.

En pays anglophone, les nuits sont faites pour voyager. Bravant le vent froid et la brume des aurores de novembre, le gros bus marqué « Guarantee express » descend lourdement la pente abrupte. La route sinue entre les montagnes du Nord-Ouest avant d’arriver sur les flancs d’Up Station. Sur la gauche, en contrebas, Bamenda, la plus grande ville du Cameroun anglophone. Du haut de ce promontoire, dit-on, le colonisateur allemand, qui fonda la ville au début du siècle dernier, pouvait observer à la jumelle le quotidien des habitants de downtown. Mais, depuis que le gouvernement camerounais a décidé d’y célébrer le cinquantenaire de l’armée, mercredi 8 décembre, ce sont les autorités locales qui guettent le moindre signe de tension.

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Un cinquantenaire célébré à Bamenda, le symbole est fort. La volonté du gouvernement de réaffirmer son attachement à l’unité du pays aussi. Le président Paul Biya n’y avait pas mis les pieds depuis plus d’une décennie, mais il a fait le déplacement sur cette terre qui régulièrement menace de faire sécession. Les vieilles querelles recuites, où s’entremêlent nationalisme anglophone, partage des ressources et alternance au pouvoir, se sont rallumées. Avec, en toile de fond, l’insécurité persistante dans la région et au Sud-Ouest voisin, autre région anglophone, où trois soldats et deux civils ont été tués le 16 novembre, dans la péninsule de Bakassi.

Grand malentendu

Pour l’heure, engourdis par une longue nuit de voyage, la soixantaine de passagers venus de Yaoundé est réveillée par le prêche enflammé d’un évangéliste à la voix fluette. « Who are we and where are we going ? » (« Qui sommes-nous et où allons-nous ? ») s’égosille le prédicateur. À l’approche de Bamenda, commune frondeuse où naquit, en 1990, le Social Democratic Front (SDF, principal parti d’opposition), les sermons sont ponctués de sous-entendus politiques ; les bus deviennent des tribunes.

Chaque année à cette époque, la fièvre monte dans les Grasslands (Grand Ouest). En octobre 1961, les deux régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, réunies sous l’appellation de Southern Cameroons votaient leur rattachement à la partie francophone du territoire, elle-même indépendante depuis le 1er janvier 1960. Dix ans plus tard, le système fédéral avait fait long feu et, le 20 mai 1972, le Cameroun devenait « République unie », par la seule volonté du pouvoir central de Yaoundé. Ainsi naquit le grand malentendu camerounais : tandis que les francophones se félicitaient de cette unification, exaltant la naissance d’un État nation, les anglophones, qui avaient leur gouvernement, leur justice, leur administration et leur culture, hérités de la colonisation britannique, craignirent très vite de perdre leur identité. D’autant que l’autoritaire Ahmadou Ahidjo s’empressa de liquider ce qui restait de l’indirect rule, régime qui, pendant la colonisation, régissait les rapports entre autochtones et représentants de la Couronne, et dont le principal avantage était de laisser les Camerounais s’autogérer. Imposé par le pouvoir, le nouvel État unitaire, fortement centralisé sur le modèle jacobin, devint le seul lieu de décision.

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Un poste convoité

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Paul Biya succède à Ahidjo en 1982. Deux ans plus tard, il supprime l’adjectif « unie » accolé au nom du pays. L’opinion publique anglophone est prompte à y voir une « annexion » et un « processus de francophonisation forcée ». Pour assurer un partage du pouvoir, une politique d’« équilibre régional » est pourtant mise en pratique. Puisque Paul Biya, un francophone, occupe le sommet de l’État, les postes de Premier ministre et de président de l’Assemblée nationale reviennent aux deux autres blocs que sont le Grand Nord musulman et l’Ouest anglophone. Ainsi, depuis le 9 avril 1992, tous les chefs du gouvernement sont anglophones. Pas de quoi pavoiser pour Julius, journaliste à Douala, qui estime que « les prérogatives du chef du gouvernement sont maigres » et qu’il « fait de la figuration ». Mais peu importe que ses attributions soient limitées : le poste est convoité. Yaoundé le sait et en joue. Le Nord-Ouest est acquis au SDF ? Il sera sanctionné : pendant treize longues années, Paul Biya nomme au poste de Premier ministre Peter Mafany Musonge (de 1996 à 2004) et Ephraïm Inoni (de 2004 à 2009), tous les deux issus de l’autre région d’expression anglaise, le Sud-Ouest. De quoi alimenter le lamento antidiscrimination des « Anglos ».

Dans leur requête en séparation adressée en 2004 à la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP), basée à Banjul, les activistes sécessionnistes du Southern Cameroon National Council (SCNC) se plaignent d’être traités comme des citoyens de seconde zone. « Pourquoi un anglophone ne peut-il pas occuper un ministère important au Cameroun, tel que l’Économie, les Finances ou la Défense ? » Le mémorandum dénonce également la politique d’aménagement du territoire. « Pourquoi n’a-t-on jamais construit un port en eau profonde dans la ville de Limbé (Sud-Ouest) ? » interroge-t-il. Ces dernières années, les rêves de développement de cette station balnéaire située à 80 km de Douala se sont ensablés dans les plages noircies par les colères du mont Cameroun. Les touristes la fuient, au profit le Kribi, dans le Sud francophone, fragilisant ainsi une économie aujourd’hui très dépendante du poids lourd de l’agriculture qu’est la Cameroon Development Corporation (CDC). Très dépendante aussi d’une raffinerie à capitaux publics à laquelle l’État tarde à payer sa dette. « Comme souvent, conclut Julius, l’argent généré par la raffinerie a été dépensé ailleurs par le gouvernement et ne nous a pas profité. »


                         Dans le Nord-Ouest, certaines chefferies ont su conserver un vrai poids politique. © Maboup

C’est aujourd’hui Philémon Yang, originaire du Nord-Ouest, qui a pris la tête du gouvernement, mais cela n’a pas suffi à apaiser les craintes. Depuis longtemps chez les « Anglos » on voit derrière ces marchandages politiques la main de la France. « La culture camerounaise dite d’intégration nationale a été sciemment conçue par le Quai d’Orsay pour assurer notre annihilation », prétendait le polémiste anglophone Bate Besong, mort en 2007. Le vivre-ensemble ploie également sous le fardeau des préjugés. Dans le bus, Pierre, francophone et professeur d’éducation physique à Mbengwi, une ville proche de Bamenda où il vit depuis cinq ans, se plaint de ses difficultés d’intégration : « Au marché ou à l’hôpital, s’adresser aux gens en français est souvent perçu comme un manque de respect », explique-t-il. Cette attitude, poursuit Pierre, est née d’un ressentiment : dans le reste du pays, les gens ne font pas l’effort de converser en anglais, « alors, ici, ils prennent leur revanche en faisant l’inverse ». Arrogance, mais pas seulement. Les « Anglos » reprochent aussi aux « Frogs » (« grenouilles ») leur désinvolture et leur sens peu élevé de l’éthique. La mauvaise gouvernance est, selon eux, la conséquence de la « corruption de l’élite de langue et de culture françaises, qui n’a pas le sens du bien commun ».

À la lumière du jour, Bamenda est moins belle qu’il n’y paraissait du haut d’Up Station. Avec ses façades décrépies et ses trottoirs sales, envahis par la grande débrouille des petits commerces, la ville s’est enlaidie. La faute, comme souvent en Afrique, à une urbanisation mal maîtrisée et à ces immeubles au goût parfois douteux, dont les plus récents symbolisent la prospérité des « Fall Bushers », ces hommes d’affaires partis travailler à l’étranger et qui apprécient les signes extérieurs de richesse.

Yaoundé ne désespère pas d’arracher Bamenda à l’emprise du SDF. Deux hommes se battent ici pour le contrôle de l’électorat : le fondateur du SDF, John Fru Ndi, et Paul Atanga Nji, le secrétaire permanent du Conseil national de sécurité, qui a réussi à endiguer l’influence de l’opposition dans cette région.

Faux problème

Malgré tout, pas plus que le pouvoir le SDF ne veut de la sécession. Viscéralement anglophone, Fru Ndi refuse de parler français mais s’est toujours démarqué des séparatistes. « Ils me reprochent de ne pas soutenir leur cause », résume le leader du SDF, qui, officiellement, milite pour un retour au fédéralisme. « Les francophones souffrent autant que mes autres compatriotes du centralisme du pouvoir, continue Fru Ndi. Au nom de quoi devrais-je leur tourner le dos pour ne m’intéresser qu’aux anglophones ? »

Un parti pris qui ne fait pas l’unanimité. À l’instar de l’universitaire Carlson Anyangwé, les plus radicaux ont quitté le parti – et le pays – pour créer, en Afrique du Sud, le British Southern Cameroons Liberation Movement.

Les deux régions anglophones du Cameroun ne constituent pourtant pas un ensemble homogène. Officiellement, deux millions de Camerounais s’expriment en anglais (ils sont 6 millions selon le SCNC). Vivant depuis quatre millénaires au pied du mont Cameroun, les Bakweris du Sud-Ouest sont culturellement proches des Doualas francophones. En revanche, les Nsos de Kumbo (Nord-Ouest) ont, eux, des affinités avec les Bamilékés de l’Ouest, tandis que les éleveurs musulmans fulanis sont apparentés aux Peuls du Grand Nord.

Entre décentralisation, fédéralisme et sécession, l’élite anglophone est donc partagée. Comme Paul Atanga Nji, certains ont un avis très tranché : « C’est un faux problème, martèle-t-il. Les deux régions anglophones représentent environ 17 % de l’électorat du pays. Pourtant, nous occupons près de 35 % des postes importants dans l’administration publique. » Ce proche du chef de l’État ne cache pas son agacement : « Les séparatistes exercent un chantage inacceptable à notre pays. »

Francs-tireurs

Côté francophone, la partition a évidemment peu de partisans, mais beaucoup prônent une plus grande ouverture à l’anglais. « Notre avenir est anglophone », déclare l’écrivain Patrice Nganang, qui suggère de prendre exemple sur le Nigeria, « le seul de nos voisins qui ne reçoive pas ses ordres de Paris ». Frieda Ekotto, enseignante de littérature comparée à l’Université du Michigan (États-Unis) n’en pense pas moins : « Nous avons tort de nous enfermer dans la langue française. Regardez nos étudiants, les portes des universités anglophones leur sont beaucoup plus ouvertes que celles de l’Hexagone. »

Enfin, les sécessionnistes sont divisés. Une multiplicité de petits mouvements rivaux, voire de francs-tireurs, se disputent les commandes. Qui de Chief Ayamba Ette Otun, chef du SCNC basé au Cameroun, ou de Carlson Anyangwé, est leur vrai patron ? En 1998, lorsque le président zimbabwéen Robert Mugabe accepte de les recevoir, les querelles de leadership finissent par l’en dissuader. « Ils savent que Yaoundé ne leur accordera jamais l’indépendance. Mais ils font de la surenchère pour revenir au fédéralisme », analyse Manassé Aboya Endong, politologue à l’université de Douala. Le discours séparatiste est-il pour autant condamné à ne jamais avoir de résonance dans l’opinion ? Pas sûr.

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