Bemba face aux victimes
Son procès devant la Cour pénale internationale s’est ouvert le 22 novembre. Accusé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, l’ancien vice-président de la RDC joue son avenir politique. Et compte se défendre pied à pied.
La foule se presse dans les escaliers de la Cour pénale internationale (CPI), à La Haye (Pays-Bas). Du haut de ses 2 m, un gaillard en costume de tergal joue des coudes pour dévaler les marches. Malgré un accoutrement qui en impose – béret militaire bordeaux, pantalon et veste de camouflage –, son camarade n’arrive pas à le suivre. En chemin, il échange quelques mots en lingala avec une femme en tailleur blanc. Le ton est vif. Dans la cohue, les cris fusent. « Il est innocent ! » « Vous avez vu cette mascarade ? »
Nous sommes le 22 novembre, il est 19 heures. La première audience de Jean-Pierre Bemba devant la CPI vient de s’achever. Accusé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, il a déjà passé trente mois en détention. De RDC, de Belgique, de France, des Pays-Bas, une centaine de personnes sont venues le soutenir face à son accusateur, le procureur argentin Luis Moreno-Ocampo. Bien plus nombreuses que la poignée de journalistes et de représentants d’ONG, elles ont insufflé un peu de l’ambiance noceuse de Kinshasa dans les couloirs sans âme de la CPI.
Mais la Cour a vite retrouvé sa gravité. Après avoir lancé un dernier encouragement à « Jean-Pierre » à travers la vitre qui le sépare du public, la plupart de ses supporteurs ont déserté la salle d’audience dès le deuxième jour. La lourde machine judiciaire s’est alors enclenchée. Elle a adopté le rythme lent de l’interrogatoire des témoins, parfois à huis clos. Les récits sordides se succèdent. Des soldats qui violent une fillette devant son père ligoté ; d’autres qui tirent à bout portant sur un vieillard parce qu’il a refusé de leur donner son canard ; d’autres encore dépouillant des familles de leurs biens – matelas en mousse, postes de radio.
Le procureur, Luis Moreno-Ocampo, le jour de l’ouverture du procès.
© M.Kooren/Reuters
Ancien vice-président de la RD Congo et leader de l’opposition, Jean-Pierre Bemba, 48 ans, joue son avenir politique. À deux ans de la fin d’un mandat non renouvelable, Moreno-Ocampo tient là l’occasion de faire d’une CPI encore jeune (8 ans) une arme de dissuasion dirigée contre des chefs de guerre en puissance. Jusque-là absents des juridictions internationales, les représentants des victimes comptent, eux, faire entendre leur voix – dans les tribunaux pour l’ex-Yougoslavie ou le Rwanda, les procès se limitent à des face-à-face entre défense et accusation. Les juges – trois femmes (la présidente est brésilienne, ses adjointes sont kényane et japonaise) – savent qu’on attend d’elles un verdict impartial, qui ne devra en aucun cas être perçu comme une charge de la communauté internationale contre l’Afrique. À La Haye, chacun risque gros.
Les accusations
Cinq chefs d’accusation pèsent sur Bemba : deux crimes contre l’humanité et trois crimes de guerre. En clair, des viols, des meurtres et des pillages. Ses troupes les auraient commis en Centrafrique entre octobre 2002 et mars 2003. À l’époque, Ange-Félix Patassé, le président centrafricain, sous la menace d’un coup d’État, appelle Bemba à la rescousse. Près de 1 500 hommes du Mouvement de libération du Congo (MLC), la rébellion qu’il dirige, établissent leur quartier général au « PK12 », à 12 km du centre de Bangui. Maisons dévastées, hommes, femmes et enfants violés ou tués : à leur départ, en mars 2003, ils laissent un spectacle de désolation. « Ils battaient une personne quinze fois, vingt fois », explique le témoin 38. La veille, il sanglotait en racontant : « La petite n’avait que 8 ou 9 ans, mais elle était déjà potelée. […] Ils l’ont violée devant sa maison. »
D’après le procureur, « il ne s’agissait pas d’incidents isolés », mais de « tactiques ». Moreno-Ocampo le dit néanmoins clairement : s’étant rarement déplacé jusqu’à Bangui, le leader du MLC n’a ni tué, ni pillé, ni violé de ses propres mains. C’est en tant que « supérieur hiérarchique » qu’il comparaît, accusé d’avoir laissé ses hommes agir alors qu’il savait. « Il a décidé de ne pas réprimer, de ne pas punir », insiste le procureur.
Nul besoin pour l’accusation de démontrer que Bemba a ordonné ces crimes. Il lui suffit de prouver qu’il en était informé et qu’il contrôlait ses hommes. Ainsi, quand le témoin 38 évoque l’une des rares visites de Bemba à Bangui, vêtu « en dignitaire […], à peu près comme maintenant », Fatou Bensouda, la procureure-adjointe – une Gambienne – lui demande : « A-t-il eu alors connaissance des plaintes à l’encontre de ses troupes ? » Réponse : « M. Bemba devait être au courant de tout ce qui se passait dans notre capitale. Beaucoup de voix s’étaient élevées. Même Radio France Internationale avait médiatisé [les faits]. »
L’accusation présentera quarante témoins, dont « treize personnes bien informées au MLC » et une partie qui s’exprimera à découvert. Visage flouté et voix modifiée, le témoin 38 a ouvert le bal le 23 novembre. « Notable » du PK12, il s’exprime dans un français châtié.
Stratégie de défense
Trois avocats défendent Bemba. À la tête de l’équipe, Nkwebe Liriss. Volontiers cabotin, cet avocat à la Cour d’appel de Kinshasa connaissait bien le père de Bemba, Jeannot (décédé en juillet 2009), qui, dit-il, lui a demandé de défendre son fils. Aimé Kilolo, du barreau de Bruxelles, est d’origine congolaise (son père a été ministre sous Mobutu, de 1980 à 1986). Le procès se déroulant pour moitié en anglais, tous deux travaillent avec le Britannique Peter Haynes.
Aimé Kilolo (à g.) et Nkwebe Liriss, deux des trois avocats de la défense.
© M.Kooren/Reuters
Leur stratégie tient en trois points. D’abord, si des hommes du MLC ont pu commettre des crimes en Centrafrique, ces forfaits sont loin d’avoir l’ampleur qu’on leur prête. « Il s’agissait d’actes isolés », explique Liriss à J.A. Rien qui, selon lui, justifie une comparution devant la CPI.
Deuxième argument : ces troupes n’étaient pas sous la responsabilité de Bemba, mais du gouvernement centrafricain, qui les avait appelées. Dès lors, chaque détail compte : leur uniforme, leur nourriture, leur armement. La défense entend prouver que Bangui les prenait en charge et donc les contrôlait. Inversement, l’accusation marque un point lorsque le témoin 38 les décrit comme une horde hétéroclite : « Ces soldats étaient tous chaussés de bottes de maraîchage. Ils n’avaient pas de rangers comme dans les armées conventionnelles. Ils étaient coiffés qui avec des bérets noirs, qui avec des bérets rouges, qui avec des bérets violets. »
Troisième point : « Bemba a agi dans un cadre régional », assène Liriss. Il fait référence à plusieurs sommets africains, qui se sont tenus en 2001 et 2002 à Libreville, Khartoum et Tripoli, et ont entériné l’envoi d’une force africaine à Bangui. Le MLC aurait été associé à l’application des décisions aux côtés de contingents soudanais, djiboutien et libyen.
Les avocats de Bemba disent aujourd’hui n’avoir pas pu faire appel à des témoins sur place, et invoquent le gel des avoirs de leur client, qui le contraint à recourir à une avance mensuelle du greffe de 30 000 euros pour payer sa défense. Liriss prétend même travailler gratuitement : « Pour mon pays, et parce que je suis convaincu de l’innocence de mon client. En son absence, il n’y a pas de répondant face à Joseph Kabila au Congo. »
L’équipe se livre, en revanche, à un contre-interrogatoire serré des témoins de l’accusation. Le 25 novembre, Haynes a commencé avec le témoin 38, cherchant à lui faire préciser des lieux et des dates. Les explications étaient parfois laborieuses.
Le moral de l’accusé
Chemise blanche ou bleu ciel, cravate avec ou sans rayures, lunettes sur le bout du nez ou dans la poche de sa veste : les changements dans la mise de Bemba tiennent à des détails. Encadré de deux vigiles, il reste enfoncé dans son fauteuil, bras souvent croisés autour de son buste imposant. Le plus souvent impassible, il lui arrive d’esquisser un sourire. Narquois ? « Il est très sensible à ce qui se dit, confie un proche. Derrière sa masse, c’est un timide. »
Selon Liriss, Bemba « apprend vite » et participe activement à l’élaboration de sa défense. « Elle occupe 80 % de son quotidien. » Il s’informe « sur ce qui va se dire », rappelle des faits. Mais il ne dicte pas les plaidoiries. « C’est un client sage », poursuit son avocat.
Dans le public, l’ex-patron du MLC peut reconnaître des visages. Adam Bombole, le président du MLC Kinshasa, tiré à quatre épingles. Sa fille aînée, Cynthia, 20 ans, présente le premier jour tandis que les « quatre autres enfants suivent ça sur internet », explique son épouse, Liliane, également dans le public. Son discours n’a pas varié depuis l’arrestation de « Jean-Pierre », en mai 2008 : « Il est confiant, serein. »
Et les autres ?
Ce reproche incessant a le don d’irriter le bureau du procureur : ayant appelé les troupes de Bemba à la rescousse, Patassé devrait se tenir à ses côtés dans le prétoire. Réponse de Moreno-Ocampo : « Nous n’avons pas de preuves pour poursuivre Patassé. » Il ne dissipe pourtant pas le doute. Avant d’inculper Bemba au motif qu’il était le « supérieur hiérarchique » des troupes du MLC à Bangui, le procureur l’a poursuivi en tant que « coauteur » des crimes en Centrafrique. C’est à la demande de la Cour qu’il a changé de mode de responsabilité. Comment peut-il soutenir aujourd’hui que Bemba était le principal commandant des troupes du MLC quand il évoquait, hier, un « plan commun » entre ce dernier et Patassé ? Emeric Rogier, analyste au bureau du procureur, botte en touche : « Sa responsabilité est de ne pas avoir empêché les crimes ni puni leurs auteurs. Nous détenons les éléments qui prouvent qu’il exerçait une autorité et un contrôle effectifs sur ses troupes en Centrafrique. »
Autre point d’interrogation : Bemba avait dépêché des chefs du MLC à Bangui. Notamment Mustapha Mukiza, dont le prénom revient souvent dans la bouche du témoin 38. Général des Forces armées de RD Congo, il commande aujourd’hui la base de Kitona, dans le Bas-Congo. Selon nos sources, il a été interrogé par le bureau du procureur, mais son témoignage a été retiré du dossier. Les membres de la hiérarchie militaire en Centrafrique étaient également censés avoir un droit de regard sur les opérations. Le général Mazi notamment, chef d’état-major adjoint puis conseiller à la présidence à l’époque, aujourd’hui chef d’état-major. Ou le général Yangongo, ministre délégué à la Défense, puis conseiller à la présidence (chargé de la restructuration de l’armée) au moment des faits. Il y avait aussi un gouvernement à Bangui, dirigé par Martin Ziguélé, aujourd’hui dans l’opposition. Pourquoi ne sont-ils pas inquiétés ? « La politique pénale du procureur est de se focaliser sur les plus hauts responsables, répond Rogier. Aucun ordre n’était exécuté sans le consentement de Bemba. »
La suite
Avec l’audition prévue de quarante témoins – sans compter ceux que pourrait convoquer la défense –, le procès doit durer plusieurs mois. Dans le meilleur des cas, les interrogatoires prendront fin en mai 2011. La Chambre rendra ensuite une décision « dans un délai raisonnable ». Quel que soit le verdict, l’une des deux parties fera appel.
En huit ans d’exercice, la CPI n’a encore jamais prononcé de condamnation. Pour présager de l’avenir de Bemba, il faut donc s’en remettre au Statut de Rome, son texte fondateur. Il ne prévoit pas la peine de mort, mais des peines de réclusion pouvant aller jusqu’à trente ans, voire la perpétuité dans les cas les plus graves. Le quartier pénitentiaire de la CPI, dans la banlieue de La Haye, n’ayant pas vocation à héberger les condamnés, Bemba ne pourrait y être détenu s’il était reconnu coupable. Il serait transféré dans un État ayant passé un accord avec la Cour.
Outre la prison, Bemba pourrait être condamné à payer des réparations aux victimes avant même d’avoir fait appel. Elles sont environ 1 500 à être représentées au procès, par trois avocats : les Centrafricains Marie-Edith Douzima Lawson et Julien Zarambaud, rémunérés par la CPI, et l’Italienne Paolina Massida, fonctionnaire à la Cour. Pour participer, les victimes ont dû remplir un formulaire de sept pages, en français ou en anglais, pour certaines avec l’assistance d’un conseil. Seules 6 % d’entre elles ont déjà déposé une demande de réparation. « Le plus souvent, celles qui ont subi des viols ou des meurtres dans leurs familles n’en veulent pas », explique Massida. Compte tenu du nombre élevé des victimes, un dédommagement individuel est peu probable. Des réparations collectives – construction d’une école, d’un hôpital – sont en revanche envisageables.
Sur le papier, l’avenir politique de Bemba est intact. « Rien, dans la loi électorale, ne l’empêche d’être candidat à la présidentielle à Kinshasa », estime Robert Kabamba, chercheur en sciences politiques à l’université de Liège. Seule une condamnation définitive pourrait l’en empêcher. Les chances sont infimes qu’elle intervienne avant le premier tour, prévu pour novembre 2011. Bemba peut même mandater un tiers pour déposer sa candidature, entre mai et juillet prochains. Le fera-t-il ? « Il élabore des projets politiques pour le Congo », assure un proche.
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