Bienvenue chez Salif Keita !
L’ami de Salif Keita avait prévenu : « Il est brouillon, je n’ai jamais vu ça. » Alors, en partant au Moffou, on n’excluait pas que le musicien joue la star et oublie le rendez-vous, fixé à 21 heures. Puis, dans l’obscurité – l’éclairage public ne parvient pas jusqu’au quartier, à trente minutes de route du cœur de Bamako –, on a cherché son club sans trop y croire, demandant l’itinéraire au voisinage, faisant quelques demi-tours entre les nids de poule.
C’est qu’à l’image de son nom le Moffou est un lieu discret (en malinké, le mot désigne une petite flûte taillée dans une tige de mil). De la rue, il ressemble à un hangar. À l’entrée, la présence d’un vigile, en godillots et polo à l’effigie de la société de sécurité qui l’emploie, donne pourtant un indice : la maison n’est pas exactement celle de Monsieur Tout-le-Monde. L’hypothèse se confirme derrière la porte. Un hall immense surmonté d’un toit de tôle renferme un bric-à-brac inattendu : des statues en bois entassées dans un coin, une mobylette, un jeu de dames aussi grand qu’une table entouré d’un canapé et de deux poufs en cuir.
On aurait bien vu Salif Keita assis là, à nous attendre en faisant glisser les palets sur le damier (« Il passe sa journée à jouer à ça », selon son ami, notre guide). Il aurait aussi pu faire une entrée fracassante par la grande porte en bois de la salle de concert, qui donne sur le hall. Mais l’ambassadeur de la musique malienne n’est pas là. Pour tout comité, deux petites grenouilles qui coassent sous les néons accueillent les visiteurs.
Autant patienter en jouant aux dames… Pourtant, la partie ne durera pas. Aussi inattendu que le dit son ami, Salif Keita apparaît plus tôt que prévu. Chaussures, chemise et pantalon blancs, le chef coiffé d’un chapeau de paille, il marche d’un pas pressé. Les salutations sont aimables mais expédiées. La visite commence. Et avec elle, la diatribe, dense et nerveuse comme sa démarche, qui cache ses 61 ans.
On est ici chez un roi de la mise en scène – il a commencé à 20 ans –, mais il s’ouvre sans artifice. Avant même d’être sollicité, il lâche en un bloc compact tous ses motifs d’indignation : la dictature, qu’il déteste de façon viscérale, le pouvoir en place, qui ne se préoccupe pas de culture, l’absence de subventions aux artistes, le concert gratuit qu’il a donné sur le boulevard de l’Indépendance, le 18 septembre, et pour lequel il a dû débourser 10 millions de F CFA (15 000 euros), la malhonnêteté congénitale des hommes politiques. En cinq minutes, les phrases sont dégainées, douloureuses, accompagnées d’un regard fixe qui croise rarement celui de son interlocuteur. On est loin de la douceur éplorée de Yamore ou de la nostalgie de Folon.
C’est pourtant le même homme qui fait visiter le Moffou, un « complexe », comme disent ses amis, avec studio de radio – uniquement musicale, audible sur 101.7 à Bamako –, salle « lounge » – bar à l’entrée et petite estrade au fond –, salle de concert, studio d’enregistrement.
Là, entre les murs en bois, Salif Keita range sa colère pour parler argent. Il sait faire et ne s’embarrasse pas de pudeur. Les chiffres sont précis. Il loue son studio 75 000 F CFA pour une durée de huit heures. Le Camerounais Richard Bona et le groupe anglo-saxon Blur l’ont déjà utilisé. La diversité des instruments est un atout. Mais la petite rente n’est pas suffisante pour vivre. Pas plus que la vente des albums, dont on trouve plus facilement une copie pirate qu’un original à Bamako. « Un album, c’est pour la tournée que tu le fais », explique-t-il. Avant d’ajouter : « Les musiciens maliens ont vraiment travaillé depuis l’indépendance, c’est grâce à eux que le Mali a une bonne image, mais chacun d’eux vit dans la misère. » Pragmatique, il n’abandonne jamais son côté écorché vif très longtemps.
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