Scrutin sous surveillance
À un an de la présidentielle et d’un possible changement à la tête de l’État, le pouvoir n’entend pas laisser au hasard les résultats des élections législatives du 28 novembre. Reportage.
Bijouteries, boutiques de vêtements, pâtisseries : toutes les vitrines des commerces de la rue Haroun al-Rachid, à Héliopolis, un quartier bourgeois du nord-est du Caire, sont éclairées. Quelques jours avant l’Aïd el-Kébir, les Égyptiens font leurs dernières emplettes en famille. Le palais du président, Hosni Moubarak, est à quelques blocs de là. « Les législatives ? Ça ne nous intéresse pas », répondent en chœur Nagwa, 62 ans, et sa fille May, 23 ans, qui se promènent bras dessus bras dessous. « Les députés ne font rien ; ils cherchent à être élus pour l’argent et la position sociale, déplorent-elles. Il n’y a pas de différence entre les candidats. Le pays a beaucoup de problèmes : le chômage, la flambée des prix, les graves insuffisances de l’éducation nationale, les dérives du système de santé… Mais les députés s’en fichent. Alors pourquoi aller voter ? »
A quelques jours du premier tour des législatives, le 28 novembre, les Égyptiens interrogés expriment peu ou prou la même opinion. Ils savent que le bulletin qu’ils mettront dans l’urne n’aura que peu d’incidence sur la composition de l’Assemblée du peuple (518 sièges à pourvoir, dont 10 attribués par le président de la République). Un désintérêt récurrent, au regard des taux de participation traditionnels, qui ne dépassent guère 10 %. Le guide des Frères musulmans, Mohamed Badie, a beau déclarer, le 9 novembre, que « le peuple égyptien ne tolérera pas une élection truquée », personne ne croit à la possibilité d’un scrutin transparent.
Petits arrangements
Les Frères musulmans risquent d’ailleurs d’être les principales victimes des irrégularités. En 2005, les candidats de la confrérie avaient remporté 88 sièges, soit un cinquième de l’Assemblée. Aujourd’hui, il y a 134 candidats issus de leurs rangs, mais ils ne connaîtront probablement pas le même succès. Depuis plusieurs semaines, le bruit court que le régime a passé des accords avec des partis de l’opposition laïque – Wafd, Tagammu et Parti nassérien notamment – pour leur réserver les sièges qui ne seront pas occupés par les membres du Parti national démocratique (PND, au pouvoir). Et laisser la portion congrue aux Frères musulmans – entre 20 et 30 députés, dit-on. Une manière de préserver, autant que faire se peut, l’image d’un régime pluraliste.
À un an de l’élection présidentielle et d’un possible changement à la tête de l’État, le gouvernement n’a pas l’intention de laisser les résultats des législatives au hasard. Même si plusieurs responsables du PND ont affirmé, le mois dernier, que Hosni Moubarak, 82 ans, briguerait un sixième mandat, l’incertitude prévaut. En mars dernier, le raïs, qui est au pouvoir depuis vingt-neuf ans, avait subi une ablation de la vésicule biliaire et le retrait d’un polype du duodénum en Allemagne. Sa longue convalescence – trois semaines d’absence – avait relancé les spéculations sur les scénarios possibles en cas de décès. Et fait chuter, brièvement, les cours de la Bourse égyptienne.
Pour contrôler l’issue des élections, le régime dispose de nombreux atouts. En amont, les cartes d’électeur sont délivrées au compte-gouttes. Les intimidations et arrestations de candidats ou de militants de l’opposition sont monnaie courante. Plus de cinq cents membres des Frères musulmans sont actuellement détenus, selon la confrérie, et de nouvelles arrestations sont annoncées quotidiennement. Le jour du scrutin, le bourrage des urnes et l’achat de voix sont fréquents.
« Les fraudes seront facilitées cette année par l’absence des juges, qui avaient supervisé les élections de 2005 et limité l’ampleur des trucages », note Leslie Piquemal, politologue, doctorante au Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales (Cedej) du Caire et spécialiste des Frères musulmans. Le gouvernement a en effet fait voter en 2007 un amendement constitutionnel qui substitue aux juges un « comité électoral », dont les membres sont nommés par des instances acquises au pouvoir. Ce comité a déjà invalidé la candidature de quatre Frères musulmans. « Le contexte est très différent, ajoute la chercheuse. En 2005, l’administration Bush avait fait pression sur Le Caire pour que les élections soient transparentes. Il n’y a plus rien de tel aujourd’hui. » Le régime de Hosni Moubarak refuse par ailleurs la mise en place d’observateurs internationaux, au grand dam des ONG égyptiennes de défense des droits de l’homme.
Clientélisme
Mais la fraude n’est pas le seul atout du régime. Il y a aussi le clientélisme, qui régit la vie politique et grâce auquel les membres du parti au pouvoir partent avec une longueur d’avance. À Héliopolis, l’un des deux candidats du PND est le ministre du Pétrole, Sameh Fahmy. Une affiche électorale à son effigie recouvre le mur d’un café de la rue Haroun al-Rachid. « Je vais voter pour lui », affirme Tamer, 32 ans, assis en terrasse. « Il est ministre du Pétrole, donc il va aider les gens à trouver du travail », estime le jeune homme, employé chez Egyptair. De nombreux citoyens votent ainsi en fonction des services que tel ou tel député est censé pouvoir leur rendre, et non de convictions politiques.
Dans un tel contexte, certains mouvements d’opposition, dont la Coalition nationale pour le changement, de Mohamed el-Baradei, ex-directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), ont appelé au boycott du scrutin. Mais il ne s’agit que de quelques petites formations qui ne disposent pas de députés à l’Assemblée du peuple. Au sein du mouvement des Frères musulmans, le débat a été vif. « Il s’agit d’un calcul coût-bénéfice : s’il est plus avantageux pour les candidats des Frères musulmans de faire campagne, ils participeront aux élections, même si leurs chances d’être élus sont très faibles », analyse Leslie Piquemal. « Boycotter, c’est aider le régime à manipuler les élections », estime, pour sa part, Saleh Mohamed, chargé de communication pour la confrérie dans l’est du Caire. Manal Abou Hassan, une femme d’une cinquantaine d’années, se présente ainsi sous la bannière des Frères musulmans à Héliopolis, face à Sameh Fahmy. Ses chances sont quasi nulles, mais en faisant campagne, elle étend l’influence de la confrérie dans le quartier.
« Changer le système »
D’autres se projettent au-delà des législatives. Mohamed Samir, 28 ans, qui travaille dans le tourisme à Alexandrie, préfère s’investir dans la campagne lancée par le mouvement de Baradei pour faire modifier la Constitution de manière à permettre à un candidat indépendant de se présenter à la présidentielle de 2011. Aujourd’hui, pour pouvoir briguer la magistrature suprême, il faut appartenir à un parti politique reconnu et recueillir l’approbation de 250 parlementaires. Avec une centaine d’autres jeunes d’Alexandrie, Mohamed va trois fois par semaine récolter les signatures de ses compatriotes pour réclamer la modification de la Constitution. « Il y a longtemps que je veux faire changer les choses, mais je n’avais pas d’espoir. Mohamed el-Baradei nous a redonné cet espoir, assure-t-il. Si cela ne marche pas pour l’an prochain, ce n’est pas grave. Notre objectif est de changer le système politique de notre pays. Nous savons que cela va prendre du temps. »
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