Services publics : profession fantôme

Le 11 novembre, le gouvernement gabonais annonçait la radiation de plus de 700 fonctionnaires fictifs. Faux agents, faux diplômes, faux contrats… De nombreux pays sont concernés par le problème, et tous disent vouloir lutter contre. Un vœu pieux ?

Les chiffres des fonctionnaires sont très fluctuants dans certains pays africains. © Glez

Les chiffres des fonctionnaires sont très fluctuants dans certains pays africains. © Glez

GEORGES-DOUGUELI_2024

Publié le 29 novembre 2010 Lecture : 5 minutes.

Affecté en 2005 comme attaché militaire à l’ambassade d’un pays d’Afrique centrale à Paris, Antoine* P. n’a jamais mis les pieds dans son bureau. Au quotidien, il se bat contre une insuffisance rénale chronique nécessitant des traitements lourds, dont deux dialyses par semaine. Une charitable haute autorité de son pays lui a obtenu ce poste convoité afin qu’il puisse avoir accès à une meilleure qualité de soins. Il a également pu s’inscrire sur une liste d’attente pour une greffe de rein.

Depuis trois ans, Antoine a atteint l’âge légal de la retraire, fixé à 55 ans, mais continue de percevoir son salaire mensuel de 2 000 euros. Il a donc rejoint la cohorte des fonctionnaires « fantômes ». « Si je retourne dans mon pays, se justifie-t-il, je ne pourrai compter que sur ma maigre pension de retraité pour vivre et me soigner. C’est la mort assurée. »

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Chacun pour soi

Comme Antoine, ils sont des milliers à percevoir indûment l’argent d’un État, au détriment de l’équilibre très souvent précaire des comptes publics de leur pays. Un fléau endémique qui frappe la quasi-totalité de l’Afrique subsaharienne. Gabon, Cameroun, Burundi, mais aussi Côte d’Ivoire, Niger, Mali, Sénégal… Tous doivent composer avec leur lot de fonctionnaires fictifs. Pour le Camerounais Léon Bertrand Ngouo, consultant en management public, c’est « la multiplication des réseaux d’influence au service d’intérêts particuliers » qui est en cause, de même que « le développement d’un cynisme éthique et d’un chacun pour soi qui exercent une influence contraire à une saine moralité des services publics ».

Les profiteurs ont des profils variés : agent public recruté sur la base d’un diplôme falsifié, enseignante qui a effectué un voyage sans retour à l’étranger, sans parler du respectable médecin, assidu à son poste en clinique privée et invisible à l’hôpital public… Ils ne travaillent pas là où ils devraient, mais sont chaque mois rémunérés par leur pays. Tous partagent cependant un point commun : une absence totale de sentiment de culpabilité.

Sous la pression du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, la plupart des gouvernements tentent pourtant d’enrayer le phénomène et lancent des campagnes d’assainissement d’une fonction publique dont ils ne maîtrisent ni les effectifs ni la masse salariale.

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Ainsi, le gouvernement gabonais s’est engagé depuis un an dans la chasse aux fonctionnaires fictifs. Depuis le 23 novembre 2009, un audit de la fonction publique a permis d’organiser un recensement général des effectifs. Chaque fonctionnaire devait se présenter à un guichet, muni de ses diplômes et de son décret d’intégration. Pas moins de 1 342 agents de l’État ne s’y sont pas rendus, parmi lesquels plus de 700 ne se sont même plus présentés aux guichets du Trésor public pour se faire payer leur salaire du mois. En conséquence, le gouvernement a annoncé leur radiation, dès le 11 novembre, en se félicitant dans le même temps d’une économie annuelle de 3,4 milliards de F CFA (5,2 millions d’euros).

Facture (trop) salée

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Cependant, les dossiers litigieux sont bien plus nombreux. Comme on pouvait s’y attendre, des centaines de fonctionnaires ont produit de faux diplômes, de fausses attestations de nomination, de faux décrets d’intégration ou de faux actes de naissance. Par ailleurs, selon le ministre gabonais du Budget, Blaise Louembe, 635 agents en stage de longue durée ou travaillant déjà à l’étranger font l’objet d’une « observation méticuleuse ».

Reste que c’est une grande première au Gabon, où les audits n’avaient jamais joué un rôle dissuasif. Plusieurs enquêtes similaires commanditées par le passé n’ont abouti à aucune sanction, confortant les fraudeurs dans leur arnaque. Cette fois-ci, le vent a tourné. « Les poursuites administratives vont être publiées pour les agents complices, et tous ceux qui ont perçu des fonds à tort vont être poursuivis par la Cour spéciale criminelle », promet Blaise Louembe.

Au Cameroun, où, le 6 octobre dernier, la direction générale des Impôts a mis à la porte 255 agents, l’État ne sait même pas combien de fonctionnaires il emploie et n’en finit plus de toiletter ses fichiers. La fluctuation des effectifs déclarés est frappante. À la suite du recensement de 2006, la direction générale du Budget enregistrait un effectif total en baisse, de 165 000 à 155 000 personnes, après la radiation de 10 000 agents fictifs. Nouvelle baisse en décembre 2007 : le ministère de la Fonction publique affichait exactement 140 406 fonctionnaires au compteur… Mais, en avril 2008, à l’occasion d’une augmentation des salaires de la fonction publique, le ministre des Finances, Essimi Menye, estimait que 170 000 personnes étaient concernées. Difficile de s’y retrouver.

Au-delà de la mouvance des chiffres, une évidence s’impose. La facture est toujours (trop) salée : pour 2010, l’État camerounais a prévu que le paiement des salaires de ses agents représenterait 26,65 % du budget du pays, soit 685 milliards de F CFA. La faute aux fonctionnaires fantômes, bien sûr, mais aussi à des habitudes contre-productives.

Il en est ainsi des agents « appelés à d’autres fonctions ». Leur nouveau poste d’affectation n’étant souvent pas précisé, ils deviennent, à leur corps défendant, des fonctionnaires « fantômes », errant dans les limbes de l’administration, rémunérés par l’État sans jamais travailler. Parfois, l’attente d’une nouvelle affectation peut durer dix ans… La faute, cette fois-ci, aux applications de gestion informatique développées par le gouvernement et jugées « obsolètes » et « inappropriées » par les observateurs, qui critiquent également le niveau de mise à jour des données.

Abandons de poste

Même problème en Côte d’Ivoire. Après la crise politico-militaire de 2002, le phénomène des abandons de poste a fait exploser le nombre de fonctionnaires invisibles. Avec des effectifs estimés à 160 000 personnes, le pays ploie sous une masse salariale chiffrée à 765 milliards de F CFA. En 2009, le paiement des salaires a englouti le tiers du budget de l’État ivoirien.

Redoutant une dérive budgétaire, le gouvernement n’a pas tardé à attribuer cette augmentation des dépenses au paiement de salaires indus à des agents fictifs. En septembre dernier, la Côte d’Ivoire a donc lancé un recensement des agents de l’État. « Certains bénéficient d’une situation régulière, mais empochent deux salaires », explique un journaliste ivoirien. L’arnaque la plus courante consiste à usurper l’identité d’une personne décédée, un membre de la famille profitant alors de la lourdeur des procédures administratives pour s’octroyer le salaire du disparu, jusqu’à ce que les services de l’État coupent les robinets. Cela peut prendre du temps. Beaucoup de temps.

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* Le prénom a été changé.

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